Comment le processus de mondialisation change-t-il l’État ?

Réflexions et points de vue pour une culture fédéraliste au XXIe siècle

, par Traduit par Clotilde Nicolas, Giampiero Bordino

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Comment le processus de mondialisation change-t-il l'État ?

Selon une définition largement partagée, l’État, a minima l’État moderne, est constitué de trois éléments de base : un territoire, sa population et un pouvoir souverain. Dans ce cas, toutes les analyses portant sur les transformations affectant l’État, dues à la mondialisation, ne le peuvent pas mais prennent ces trois éléments, présents et interagissant l’un avec l’autre, comme sujets de réflexion.

La « fin des territoires » (selon la définition de Bertrand Badie), la mobilité transnationale et le mélange des populations et de leurs identités, ainsi que l’érosion de la souveraineté sont trois phénomènes dans lesquels nous sommes immergés et qui nous affectent personnellement et continuellement. Nous devons donc en être conscient et les interpréter. La culture fédéraliste, traitant de l’État et de ses fonctions, et proposant même (en tant qu’idéologie) un modèle de structure politique pour le monde et une clé d’interprétation de l’histoire humaine, ne devrait pas fuir une telle tâche. En effet elle doit proposer une théorie et un projet pour un XXIe siècle à l’économie mondialisée et complètement transformé par le progrès scientifique.

Le territoire

Concrètement, qu’est-ce qu’un territoire ? L’espace dans lequel nous vivons et en relation avec lequel nous donnons traditionnellement une « définition » de nous-mêmes ? Tout d’abord, le territoire n’est pas une date mais une construction : historiquement il y a un pouvoir politique ainsi qu’un État qui lui donne des frontières, le fait devenir un lieu spécifique où ses règles et obligations affectent la population qui y vit et lui donne un nom, déterminant ainsi« l’intérieur » et « l’extérieur ».

Mais la mondialisation, et la révolution scientifique et technologique des transports et de la communication à son origine et qui l’alimente encore, ont commencé à « déconstruire » de tels territoires. En effet, les territoires sont de plus en plus traversés par des flux transnationaux de biens, de capitaux, de populations, d’informations et de signes (images, sons, valeurs). De tels flux – « l’extérieur » pénétrant « l’intérieur » – échappent de plus en plus au contrôle des États, des réglementations et des directives. Les espaces destinés aux relations et aux activités de la société deviennent de plus en plus nombreux (prenez par exemple l’espace de communication sur le web, ou bien celui de la finance, des communautés et diasporas) et rompent la continuité et l’unité des territoires de l’État, traversent leurs frontières et sont interconnectés à travers des réseaux transnationaux appartenant à ces territoires.

La population

Le deuxième élément constitutif de l’État – la population – est également de plus en plus sujet aux dynamiques de la mondialisation et de la révolution scientifique et technologique. Les processus de migration de différentes natures et origines, ainsi que la mobilité transnationale professionnelle sont les principaux facteurs de ce changement.

L’homogénéité réelle ou prétendue (par les mythes et idéologies nationaux) et l’identité unique des populations – aujourd’hui de plus en plus entremêlées par le jeu de l’immigration, par la présence de diasporas transnationales ou par des formes anciennes et plus récentes de mobilité qui traversent les territoires et les États – n’existent plus. Plusieurs centaines de millions de personnes dans le monde entier – un chiffre croissant dans toujours plus de territoires – ont des identités liées (anglo-indiens, sino-américains, italo-australiens… etc.) ou tout du moins des identités « flottantes ». Ils se sentent appartenir à de multiples cultures, acquièrent des nationalités multiples, vivent la diversité et la complexité des langues, des cultures, des religions et expérimentent plusieurs expériences et modèles de vies.

Des territoires déconstruits et hybrides, des populations vivant en diasporas ; c’est le difficile puzzle que les politiques et les États ont à gérer dans une ère mondiale. Comment faire en sorte que des groupes d’individus de différentes origines, langues, cultures, religions vivent en paix et profitent ensemble du même territoire – bien que désarticulé, comme nous l’avons dit, en de nombreux espaces relationnels qui pourraient même devenir de plus en plus transnationaux ? Comment éviter le risque des conflits d’identité et d’« épuration ethnique » qu’une telle complexité peut engendrer ? Quelle architecture institutionnelle, quelles politiques sociales et culturelles devraient être élaborées pour y faire face ?

La souveraineté

Le troisième élément constitutif de l’État est la souveraineté. Dans sa définition traditionnelle, c’est le pouvoir « qui ne reconnaît aucun autre pouvoir au-dessus de lui et est la source de tous les pouvoirs en dessous de lui ».

Dans la pratique, il y a désormais beaucoup de signes et de raisons, indiquant d’une part un changement des voies et des pouvoirs de la souveraineté, et, d’autre part, son érosion croissante. A l’origine de l’érosion et de la mutation du pouvoir de la souveraineté se trouvent de nombreux facteurs, non pas occasionnels mais structurels :
 de manière transversale et fonctionnelle, l’émergence des sociétés civiles, non seulement nationales mais aussi mondiales ;
 de manière descendante, la croissance des pouvoirs régionaux et locaux ;
 de manière ascendante, le développement de formes intergouvernementales et, dans certains cas même, des pouvoirs supranationaux (comme l’Union Européenne).

L’autonomie fonctionnelle croissante de la société civile – acteurs économiques, corps sociaux intermédiaires, associations etc… – est sous les yeux de tous et beaucoup d’entre nous la vivent et la constatent chaque jour dans leur travail, dans leur profession, dans leurs activités politiques ou culturelles, dans leur engagement associatif. Les sociétés civiles, dont les acteurs (pas seulement les grandes entreprises mais aussi les associations professionnelles, les représentants du dénommé ‘3ème secteur’, les ONG… etc.) sont de mieux en mieux capables de négocier leur rôle et leur domaine normatif avec l’État, et se donnent potentiellement des horizons mondiaux. Ils ignorent les frontières et les enjambent, créent des réseaux transnationaux, relient le « local » et le « global » bien mieux que ce que les gouvernements ne peuvent faire. Pour prendre un exemple significatif, les ONGs, selon une évaluation des Nations Unies, sont aujourd’hui 44 000 présentes partout dans le monde et relient ensemble ses diverses parties. La mondialisation et la révolution scientifique et technique nourrissent la croissance de la société civile plus que celle des États et laissent une réelle société civile se former et se développer, une opinion publique mondiale avec laquelle les États sont de plus en plus souvent obligés d’entrer en contact.

Par ailleurs, comme nous l’avons vu, la souveraineté de l’État a changé et a connu une érosion du fait de la croissance de pouvoirs locaux et régionaux, qui se plaignent, négocient et souvent conquièrent sur le terrain leur propre autonomie. La souveraineté est de moins en moins LA source de tous les pouvoirs en dessous d’elle-même, selon sa définition traditionnelle, car la mondialisation propose toujours plus souvent aux niveaux locaux de raisons et d‘opportunités pour une plus large autonomie, sinon pour la séparation.

Enfin, la souveraineté s’est également érodée par le dessus, à la fois par le nombre croissant de traités et réseaux internationaux, qui forcent les États à explicitement reconnaître les pouvoirs au-dessus d’eux-mêmes (comme c’est le cas des États membres de l’Union Européenne, ou de ceux qui ont ratifiés la Court Internationale Criminelle). Il y a aujourd’hui, selon certaines estimations (par exemple Sabino Cassese dans « Beyond the State »), plus de 2 000 organisations internationales (elles étaient seulement 123 en 1951), plus de 100 courts internationales de diverses natures et fonctions, autant de corps quasi juridictionnels, et un nombre important et croissant de normes universelles, qui touchent à la fois les administrations nationales et les individus.

De plus, d’importants processus d’intégration régionale sont initiés à un niveau continental (l’Union Européenne, mais aussi le Mercosur, ASEAN, l’Union africaine), qui peuvent entraîner des processus de ré-allocation et partagent « comme les États » les fonctions et les pouvoirs (pas seulement économiques). Comme l’a écrit le scientifique français Zaki Laidi en parlant d’un État fragmenté, et même – dans ses relations avec la société civile, les pouvoirs locaux et régionaux, les corps internationaux et supranationaux – l’État n’est plus un « Tout », comme veulent bien le prétendre les souverainistes traditionnels, mais seulement une « partie », et est forcé de négocier son propre rôle et son propre pouvoir avec d’autres « parties » sous la forme d’une gouvernance multi-acteurs et multi-niveaux.

Étant donné ce cadre analytique et d’interprétation, à quels défis doit faire face aujourd’hui un État en mutation, à la souveraineté érodée, et luttant, comme nous l’avons vu, avec un puzzle difficile et sans précédent composé de territoires fragmentés et de populations mobiles vivant en diaspora ? Le fait est que les États traditionnels, même le plus important et le plus puissant d’entre eux, ne sont plus capables d’assurer à leurs citoyens, sur leur propre territoire, les « biens publics » fondamentaux pour fournir ce pour quoi ils ont été créés et ont été, au moins dans l’ère moderne, légitimés : paix et sécurité, développement économique, cohésion sociale, bien être public, protection de l’environnement, éducation… etc. Ces biens, dans l’ère de la mondialisation, devraient soit être produits et assurés ailleurs, ou bien ne pourront plus être produits et assurés au niveau d’un seul État. En effet, comment la santé pourrait-elle être assurée aux citoyens d’un État, en présence d’une diffusion transnationale des maladies ou bien des conséquences des désastres environnementaux qui ont eu lieu ailleurs, dans une autre partie du monde ? Comment assurer la sécurité au sein des frontières de l’État, quand elles deviennent toujours plus poreuses, l’« extérieur » pouvant presque toujours se retrouver à l’intérieur, l’ennemi pourrait-il vivre dans notre maison ? Tous ces aspects, parmi d’autres, nourrissent une culture et une politique regrettable de peur et de suspicion qui contribue à une dégénération autoritaire des droits, et comme à un processus de participation et d’inclusion.

Nous devons admettre qu’aujourd’hui les biens publics fondamentaux, qui sont – nous devons toujours nous en souvenir – aussi la condition nécessaire pour acquérir et profiter des biens privés (ceci a bien été compris déjà au Moyen-âge : comment peut-on faire des affaires si des « lois extérieures » contrôlent les routes ou bien si une épidémie se répand dans toute la cité ?), doivent être produits à de nombreux niveaux et dans de nombreux « lieux » (lois, institutions), incluant le monde. Aucun pays, pas même les États-Unis surpuissants, ne peuvent les produire et les garantir seuls ; pas même l’Union Européenne n’en a la capacité, même si elle devient un État fédéral accompli.

Conclusion

En conclusion, face à ces défis difficiles et complexes, quelles propositions et projets sont sur la table ? Je crois que, si nous faisons obstacle à l’indésirable perspective d’un empire mondial hégémonique, imposé et dans la plupart des cas géré par l’utilisation de la force, il y a aujourd’hui sur la scène des idées politiques seulement trois propositions théoriques principales auxquelles la plupart des théories et projets conçus se réfèrent :
 la possibilité d’une gouvernance mondiale,
 d’une démocratie cosmopolite,
 la proposition d’une organisation de type fédéral comme État.

Gouvernance mondiale

Tout d’abord, la perspective d’une gouvernance mondiale pose des questions non résolues – ou d’une certaine manière écartées – sur deux problématiques principales : celle de sa légitimité démocratique, car cela implique une gouvernance négociée entre les États et des acteurs non étatiques, où au final ce n’est pas la majorité qui prend la décision, comme cela se passe en démocratie, mais la balance des intérêts organisés ; et celle de l’efficacité, car aucun pouvoir de dernier ressort (qui signifie également la possibilité d’utiliser une force légale) n’est prévu et le processus exécutif est essentiellement laissé aux acteurs de bonne volonté, ou plus réalistement, à leurs relations de force.

Démocratie cosmopolite

Deuxièmement, la perspective d’une démocratie cosmopolite, souligne immédiatement la problématique de la participation et du consensus populaire, mais évite la problématique du pouvoir, et en particulier, l’assurance que les normes sont décidées à un niveau mondial et que les décisions sont appliquées. Cela exclue explicitement de son horizon théorique la nécessité de la disponibilité et de l’usage éventuel, comme dernier ressort, de la force légale.

L’État de type fédéral

Finalement, il y a une proposition d’État de type fédéral, la plus vieille et la plus éprouvée : mais qui, paradoxalement, doit être d’une certaine manière réinventée. Le projet fédéraliste, comme nous le savons, dans son élaboration théorique d’une part, et dans son expérience pratique des États qui l’ont adopté d’autre part, offre des réponses aux deux aspects fondamentaux du problème de l’État : sa légitimité démocratique à divers niveaux de pouvoir fédéral, par la participation et le consensus, et, son efficacité grâce à la présence d’un gouvernement doté du pouvoir de commande, notamment du pouvoir de dernier ressort. Ceci étant dit, nous devrions également admettre que le contexte (un monde globalisé, révolutionné par la science du XXIe siècle) et le problème (la production de biens publics mondiaux, un État mondial démocratique) sont sans précédent. Le projet fédéral mondial reste dans une large mesure à inventer. Enfin, il est nécessaire de nous ouvrir à d’autres cultures et de se rendre disponible pour chercher de nouvelles interprétations et de nouveaux langages.

Comment relire l’élaboration théorique fédéraliste pré-mondiale à la lumière des changements sous-jacents : la fin des territoires, les diasporas, l’érosion de la souveraineté du pouvoir ? Que devrait-on conserver de l’expérience des États fédéraux, du « fédéralisme – réalité », et que devrait-on mettre de côté ? Comment repenser aujourd’hui le modèle institutionnel à multiples niveaux de gouvernement, « indépendant et coordonné », dans le nouveau contexte d’un monde globalisé ?

Beaucoup de questions apparaissent pour lesquelles nous n’avons pas encore de réponses. Un grand chantier de construction se trouve face à nous, pour lequel il est très important de mobiliser beaucoup de personnes, y compris celles représentant la diversité, pour travailler ensemble à une telle tentative.

Cet article a été publié à l’origine dans l’édition de Novembre 2007 de The Federalist Debate, journal des Fédéralistes en Europe et dans le Monde.

Illustration : the Matrix sur FlickR (Creative Commons).

Vos commentaires
  • Le 24 avril 2008 à 11:30, par Charlemagne XXI En réponse à : Comment le processus de mondialisation change-t-il l’État ?

    Bon article qui montre bien l’interdépendance du monde globalisé. mais pour les grandes entreprises je penses personnellement que ce ne sont que l’extension de la puissance des états,quand a L’alena elle n’a nullement une vocation politique,c’est une uniquement un grand marché qui a pour efffet de sattellisez un peu plus le mexique et le canada au US

  • Le 25 avril 2008 à 17:24, par Jean-Jo En réponse à : Comment le processus de mondialisation change-t-il l’État ?

    Article très intéressant, si nous partons de l’idée que l’Etat moderne est un Etat unitaire et centralisé. Nous sommes en effet à une période charnière où l’Etat moderne tel qu’exprimé, pensé, dès la Renaissance en Europe, se voit alteré par des phénomènes qui ne sont pas nouveaux (mouvements de populations, échanges commerciaux, instauration de mécanismes et d’organismes internationaux...). Les individus ne se définissent plus complètement comme des membres d’un groupe lié à un Etat, à l’allégeance unique à l’Etat, se dessinnent de multiples allégeances (linguistiques, économiques...). Le fédéralisme correspond à ce type de situation, pas les Etats unitaires.

  • Le 28 avril 2008 à 18:47, par dhalber DD En réponse à : Comment le processus de mondialisation change-t-il l’État ?

    J ’ai été très sensible à la thèse de B. Badie dans son livre « la fin des territoires » que j’ai lu il y a quelques années. Mai je crois que l’évènement le plus important à long terme, en Europe, sera la disparition des frontières traditionnelles entre états entraînée par les accords de Schengen. En créant un nouveau territoire commun à 400 millions de personnes, ce traité bouscule la vision de l’Etat,la conception de la souveraineté. Il ne peut qu’être un pavé dans la mare culturelle dans laquelle baignent depuis des siècles les peuples d’Europe. La constitution volontaire, sans conquête militaire préalable, d’un territoire commun aussi vaste n’a quasiment pas de précédent historique. Ce phénomène inédit va devenir capital pour l’évolution du Monde et obliger à revoir tous les fondamentaux de la politique et de la sociologie. On commence seulement àprendre conscience de cette nouvelle géographie politique qui va chambouler tous les repères mentaux comme le fit en son temps la découverte d’un monde nouveau en Amérique.

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