Ces dernières semaines, l’Union européenne s’est faite entendre par son silence assourdissant concernant la situation à Hong-Kong. Depuis quelques années c’est sur son incapacité à régler les attaques faites à l’Etat de droit de la Hongrie à l’Espagne qu’elle est épinglée. Pourtant au cours des quinze dernières années, l’UE a renforcé l’article 7 du Traité sur l’Union européenne (TUE) visant à sanctionner ce genre de dérive, et a même accordé à la Charte des droits fondamentaux la même valeur que les traités (article 6 TUE).
Avant de chercher à nous interroger sur l’effectivité de ces valeurs, il nous faut d’abord chercher à saisir ce qu’elles sont. Formellement elles apparaissent très tôt dans les textes européens : dès le préambule les droits humains, la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de droit sont décrits comme des valeurs universelles. La mention essentielle est à retrouver à l’article 2 puisque ces valeurs sont qualifiées de fondement de l’Union européenne et “communes aux Etats membres”. Dès l’article 3 il est souligné que l’Union “promeut” ces principes sur la scène internationale, cette promotion est définie comme un but. Enfin à l’article 6, comme mentionné plus haut, l’Union reconnaît les droits fondamentaux de la Charte, et accorde à ceux garantis par le Conseil de l’Europe la valeur de principes généraux.
A l’aune de ces dispositions qui font l’ouverture du TUE, et qui ont pour la plupart été consolidées lors de la révision à Lisbonne en 2007, il semble que ces valeurs, entendues comme droits et principes sont censées servir de base à ce que pourrait ou devrait être l’Union européenne : un réel projet politique. La mention de la supposition a ici une grande importance : en effet au cours des quinze dernières années, les valeurs européennes se sont davantage illustrées comme étant un décorum plutôt qu’une réelle base à un quelconque approfondissement politique de l’Union européenne.
Une incapacité à s’imposer sur la scène internationale
La situation actuelle à Hong-Kong et l’absence de réaction nette de la part des institutions européennes, et particulièrement du Haut Représentant Josep Borell sont l’illustration parfaite de l’écart entre la volonté de promouvoir les valeurs européennes et la réalité de cette promotion. Plus que de les promouvoir, il s’agit ici de les défendre. La récente loi sur la sécurité nationale imposée par la Chine et ayant provoqué des mois de protestations est une atteinte fondamentales aux valeurs dont l’Union européenne se prévaut.
Telle que l’Union est construite, elle n’est évidemment pas un acteur de poids sur la scène internationale - alors qu’elle en a toutes les ressources. Ce n’est cependant pas une excuse en soi, car, sans être une réelle union politique capable de s’exprimer d’une seule voix, l’Union européenne est surtout une union économique. De ce fait elle dispose de nombreux leviers pour sanctionner une politique allant à l’encontre des valeurs européennes. D’autres outils existent pour sanctionner la politique chinoise : celles des visas (comme a pu le faire l’Australie). Récemment a été publiée la liste des pays d’où peuvent arriver des voyageurs en préparation de la réouverture progressive de l’espace Schengen. Dans cette liste figurait - sous condition de réciprocité - la Chine. Au vu de la situation il aurait été pertinent face aux agissements chinois de ne pas y faire mention.
Cette exemple récent ne doit pas cacher l’apathie diplomatique dont souffre l’Union européenne depuis quinze ans. Il suffit déjà de remonter à la crise migratoire qui a connu sa triste apogée au cours de l’année 2015. Les Etats européens se sont écharpés sur la question de la répartition des migrants, alors qu’il s’agissait et qu’il s’agit toujours de vies humaines, serait-ce à dire que les valeurs universelles s’arrêtent aux frontières de l’Union ?
L’échec de l’adhésion à la CEDH
La construction européenne repose en grande partie sur une construction juridique. A l’aune de la signature du traité de Rome la question des valeurs européennes était lointaine. Elle est d’abord arrivée par la contestation des cours judiciaires nationales qui ne souhaitaient pas respecter la primauté du droit européen si celui-ci ne garantissait une protection des droits fondamentaux équivalente (notamment à partir des années 70 et l’arrêt CJUE, Internationale Handellsgesellschaft, 1970).
Depuis quinze ans, cette “pression” vient plutôt de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Bien que trop méconnue, cette Cour, établie à Strasbourg, a poussé l’Union européenne, et spécialement la Cour de Justice de l’Union européenne, à renforcer sa protection des droits de l’Homme, qu’elle affiche comme valeurs. Cette montée en standards s’est d’abord manifestée par la Charte des droits fondamentaux née en 2000 et qui s’est vue dotée de la même valeur que les traités après la révision de Lisbonne en 2007. Cette nouvelle étape juridique a aussi marqué l’inscription formelle de l’adhésion de l’Union à la CEDH. Malgré cet affichage de bonne volonté, le processus d’adhésion s’est conclu par un échec. Ce n’est pas faute de trois longues années de négociations, qui devaient régler l’imbrication de deux ordres juridiques distincts. C’est finalement la CJUE pourtant fortement impliquée dans ces discussions qui a sonné le glas de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme (avis, 2/13, 18 décembre 2014). La Cour de Luxembourg a en effet refusé la possibilité que la CEDH puisse se prononcer sur des sujets sur lesquels les juges de l’Union n’ont eux-mêmes pas la main, créant un risque quant à l’application du droit de l’Union européenne dont elle est garante.
Cet échec est cependant à relativiser, en effet, bien avant les négociations et leur échec en 2014, l’Union européenne et la CJUE se sont alignées sur les protections des droits de l’Homme garanties par la CEDH, les juges européens s’assurant d’une forme d’alignement sur les normes du Conseil de l’Europe, créant de fait un statu quo.
Un Etat de droit deux poids deux mesures
La question de l’Etat de droit est vraisemblablement celle qui a fait couler le plus d’encre au cours de ces quinze dernières années, et pour cause. Elle met en avant l’incapacité de l’Union européenne à faire respecter ses valeurs en son sein. Alors que l’Etat de droit est une question sine qua non pour adhérer à l’Union (le fameux acquis communautaire), une fois celle-ci complétée il semble possible d’y déroger en toute impunité.
Sur cette question, la Commission dispose de tout un arsenal juridique avec les dispositions prévues par l’article 7 TUE, malgré cela, elle reste les mains liées. En effet cette procédure se heurte au principe de l’unanimité qui est un mal profond dans tous les domaines couverts par l’Union. Face à cette impasse, la Commission Juncker a en 2014 mis en place une procédure pré-article 7 qui cherche à instaurer un dialogue et a multiplié les recours en manquement auprès de la CJUE pour faire constater et condamner les manquements à l’Etat de droit.
Ces voies parallèles à “l’option nucléaire” (expression qualifiant l’article 7), doivent être relativisées face à leur partialité. On peut alors distinguer trois situations : la Pologne, la Hongrie et l’Espagne. Les deux premières ont comme point commun de voir les dérogations faites à l’Etat de droit dénoncées quasi-unanimement par l’Union et les Etats membres, la différence se situe dans les actes. En effet la Hongrie de Viktor Orbán ne s’est jamais vue menacée par la Commission, qui n’a pas saisi la Cour de Justice sur ce point, seul le Parlement européen s’est intéressé à la question mais s’est retrouvé confronté au mur de l’article 7 (il faut tout de même noter que récemment la Commission a dénoncé publiquement les possibles dérives lors de l’état d’urgence déclaré en Hongrie lors de la crise sanitaire). Il en est tout autre pour la Pologne qui s’est vue à plusieurs reprises condamnée par la CJUE sur saisine de la Commission concernant ses réformes touchant à l’indépendance de la justice. La différence entre ces deux situations est d’ordre politique, en effet le parti de Viktor Orbán est malgré sa suspension, toujours membre du Parti Populaire européen (PPE) qui lui garantit une certaine immunité, ce dont ne bénéficient pas les dirigeants du PiS au pouvoir en Pologne.
Une autre différence se manifeste et celle-ci crée un véritable fossé entre l’Est et l’Ouest sur la question de l’Etat de droit : la situation en Espagne. En effet, depuis le référendum d’indépendance de la Catalogne et jusqu’à l’emprisonnement d’un député européen catalan, l’Espagne ne s’est pas mieux comportée que la Hongrie et la Pologne sur cette valeur fondamentale. Pourtant, ni les Etats, la Commission ou le Parlement n’ont daigné dénoncer la situation, pire le Parlement, pourtant aux avant-gardes face à la Hongrie s’est rangé derrière l’Espagne face à la CJUE.
Ces trois situations distinctes nous amènent à une conclusion : ne sommes-nous pas en train d’assister depuis quinze ans à la constitution d’un deuxième modèle de valeurs au sein de l’Union européenne ? Le problème est fondamental, si l’Union est incapable de garantir l’effectivité de ce qu’elle déclare être des valeurs universelles en son sein, il est finalement logique de constater son incapacité à les promouvoir. Finalement, le constat de ces quinze dernières années est relativement négatif, les valeurs européennes se résumant aujourd’hui à une simple déclaration d’intention.
Suivre les commentaires : |