Des élections parlementaires dans un contexte de forte polarisation politique
Les élections parlementaires d’octobre 2024, qui permettront ensuite la nomination d’un Premier ministre, vont rythmer la vie politique géorgienne cette année. Si cette dernière a été particulièrement polarisée depuis plusieurs années, comme le montre le boycott du parlement national pendant plusieurs mois par la plupart des parties d’opposition à la suite d’accusation de fraude électorale lors des dernière élections parlementaires de 2020, les mois qui arrivent vont probablement être particulièrement tendus vu les énormes enjeux des élections et la forte haine entre les différents partis, même au sein de l’opposition.
L’élection des 150 membres du Parlement géorgien se fera pour la première fois avec un système électoral totalement proportionnel et non plus un mélange de scrutin majoritaire et de scrutin proportionnel, respcetivement à la réforme constitutionnelle de 2017, qui prévoient un seuil d’entrée au Parlement augmenté à 5 %. La particularité de la politique géorgienne et qu’elle est fortement fragmentée, avec plus de 15 partis politiques représentés dans le Parlement pour seulement 150 sièges, et beaucoup d’accusations, d’insultes et de rivalités personnelles, cela même à l’intérieur des partis. Rêve géorgien n’y fait pas exception. En Géorgie, une part significative de l’énergie des partis politiques, qu’ils soient dans le gouvernement ou dans l’opposition, est dédiée à critiquer et à discréditer les autres partis. Si Irakli Garibashvili a annoncé le 18 janvier, quand il était toujours Premier ministre, que si les élections avaient lieu aujourd’hui, Rêve géorgien aurait eu au moins 60 % des votes. Les derniers sondages de l’IRI révélent une fragmentation importante de l’opinion publique, avec 25 % pour Rêve géorgien, 13 % pour le Mouvement national uni et entre 1 et 4% pour les autres partis (Pour la Géorgie, Stratégie Aghmashenebeli, Lelo, Girchi, Pouvoir au peuple, Citoyens, etc.). Ce n’est donc pas seulement un simple pluralisme politique mais une fragmentation dangereuse qui empêche les compromis politiques et rend difficile l’élaboration d’alliance constructive entre les parties, qui se voient principalement comme des adversaires. Cette difficulté pour créer des coalitions viables fera qu’il sera presque impossible de faire face à Rêve géorgien, qui peut s’assurer du soutien d’un large segment de la population, et qui, de plus, base en partie sa légitimité politique sur l’incapacité de l’opposition à présenter une alternative réelle aux yeux de l’opinion. En effet, le mouvement national uni, le deuxième plus grand parti géorgien, a été massivement discrédité à la fin du mandat de Saakashvili en 2012.
Le cadre électoral géorgien critiqué par l’Europe
Le cadre électoral géorgien à plusieurs défauts qui empêchent la réalisation d’élection libre, dans un contexte où le parti au pouvoir, sous l’influence directe de Bidzina Ivanishvili, a le contrôle sur toutes les institutions publiques et l’élaboration de la politique à travers un réseau de copinage. Dans cette situation de contrôle de l’État, les élections parlementaires doivent être un moment crucial pour en finir avec les dérives d’un gouvernement illibéral. Mais depuis plusieurs années, ces élections ont été considérées comme frauduleuses et partiellement injustes par l’opposition et par beaucoup d’observateurs internationaux, y compris la Commission européenne. Dans ces douze priorités publiées en juin 2022, la Commission européenne a conseillé à la Géorgie, afin d’obtenir le statut de candidat pour l’adhésion européenne, de “continuer à améliorer le cadre électoral, en remédiant à toutes les lacunes identifiées par l’OSCE/BIDDH et le Conseil de l’Europe/Commission de Venise dans ces processus”. Cependant, sans remplir ces conditions, le pays a tout de même obtenu le statut de candidat en décembre 2023.
En effet, le BIDDH et la Commission de Venise ont souligné à de nombreuses reprises les défauts du cadre électoral. En septembre 2023, ils ont publié un communiqué commun qui insiste sur le fait que ces même défauts existent toujours dans le Code électoral géorgien, adopté en décembre 2022 : la délimitation des circonscriptions, les critères indus d’éligibilité des électeurs et des candidats, les plafonds élevés de dons pour les campagnes électorales, la réglementation et la surveillance du financement des campagnes, la réglementation des campagnes dans les médias, les mesures visant à prévenir l’intimidation des électeurs, etc. De plus, le communiqué affirme que le parti au pouvoir à une position dominante dans le choix des membres, et notamment du président, de la Commission électoral, qui réunit en même temps des membres partisans et non partisans.
Les régulateurs locaux ont déjà identifié des pratiques de clientélisme de la part de Rêve géorgien, qui consiste en l’achat de votes de citoyens. Transparency International Géorgie et ISFED ont analysé l’utilisation des services publics pour offrir aux votants des bénéfices injustifiés, comme la libération anticipée de centres de détention, le remboursement de dettes, le rétablissement du droit de conduire ou le report du service militaire. Cet achat de vote à grande échelle a été identifié pour les élections présidentielles de 2018. De plus, il y a de nombreux cas d’intimidation en face de bureau de vote, de menaces aux journalistes de l’opposition, et de campagne de désinformation sur les réseaux sociaux mener par les autorités notamment afin de discréditer des activistes, des ONG et des opposants politiques.
D’autre part, les réglementations sur le financement des partis politiques pendant la période de campagne sont en pratique contournées. Comme le souligne IDFI, le montant maximum autorisé pour une personne morale peut être contourné en effectuant des dons par l’intermédiaire de différents employés, et non de l’entreprise elle-même, tout en le faisant de manière coordonnée. Rêve géorgien accumule la grande majorité des donations politiques ; des liens sont faits entre ces donations par les entreprises et des contrats publics reçus peu avant ou peu après.
Le retour officiel de l’oligarque géorgien Bidzina Ivanishvili
Un des événements majeurs de la fin de l’année 2023 a été le retour du milliardaire oligarque Bidzina Ivanishvili, fondateur de Rêve géorgien, au premier plan de la scène politique nationale, comme président d’honneur du parti, après avoir promis en 2021 de quitter pour de bon la politique. Il n’y a pas de doute que même après son départ de la position de président de Rêve géorgien (2018-2021), Ivanishvili a gardé un puissant rôle informel à l’arrière-plan de la scène politique géorgienne. Cette situation a été reconnue par de nombreux observateurs internationaux, des organisations de surveillance locales comme Transparency International Géorgie, et même par les institutions européennes. Les douzepriorités pour la Géorgie publiées par la Commission européenne en 2022 pressait le pays de “mettre en œuvre l’engagement de "désoligarchisation" en éliminant l’influence excessive des intérêts particuliers dans la vie économique, politique et publique”, sans citer Ivanishvili par courtoisie diplomatique, mais faisant référence clairement à lui, puisque c’est le seul milliardaire du pays avec une telle influence politique.
Ivanishvili, arrivé au pouvoir en 2012 en tant que leader de Rêve géorgien et Premier ministre jusqu’en 2013, a continué à influencer directement le jeu politique par l’intermédiaire du parti au pouvoir, qui contrôle toutes les institutions publiques géorgiennes (parlement, forces de l’ordre, système judiciaire, médias publics, ministères, etc.). C’est un système kleptocratique dans lequel les intérêts privés prennent le contrôle de l’État à travers des pratiques de corruption systémique, qui existent à cause d’un réseau de copinage de personnes placées dans des positions clés, comme des ministres, des ministres délégués, des juges à la Cour constitutionnelle, avec une relation subordonnée à Ivanishili. Il est important de souligner qu’il a fait sa fortune dans les secteurs métallurgiques et bancaires de la Russie post-soviétique, faisant notamment partie de Semibankirchtchina. Aujourd’hui encore, il conserve d’importants intérêts commerciaux en Russie.
Après être resté dans l’ombre pendant plusieurs années, niant ces connexions avec la politique géorgienne, Ivanishvili est réapparu de manière inattendue, sur le devant de la scène, en étant élu président honoraire de Rêve géorgien lors du congrès du parti, le 30 décembre 2023. Il s’agit d’un nouveau poste créé sur-mesure pour lui, dans les statuts fraichement modifiés du parti. Ces derniers prévoient que le président honoraire sera le « principal conseiller politique du parti » et qu’il approuvera le candidat au poste de Premier ministre.
Les raisons de ce retour ont donné lieu à de nombreuses hypothèses sur ces objectifs. Ce qui semble clair est que les élections de 2024 sont une raison majeure pour ce retour officiel en politique, notamment afin de regagnerun contrôle fort sur le parti et l’assainir. Ivanishvili a fait référence aux tensions personnelles à l’intérieur de Rêve géorgien qui freine le fonctionnement efficace du parti. Il souhaite devenir le “nouveau centre de gravité” pour protéger Rêve géorgien des tentations personnelles parce qu’il y a des risques que le parti « soit tenté d’inventer une confrontation à l’intérieur de l’équipe quand il n’y a [plus personne à opposer] à l’extérieur ». Ainsi, l’oligarque se présente comme le sauveur qui permettra à Rêve géorgien de gagner les prochaines élections. Après avoir promis que son retour ne résulterait pas sur un remaniement ministériel, le 29 janvier, Irakli Garibashvili démissionne de son poste de Premier ministre pour laisser la place à Irakli Kobakhidze, l’actuel président de Rêve géorgien. Il ne fait aucun doute que cette décision a été prise par Ivanishvili.
L’année 2024 sera donc très importante pour la vie politique en Géorgie en raison des élections parlementaires en octobre, qui représentent un réel enjeu pour le parti Rêve géorgien, au pouvoir depuis 2012. Dans un contexte d’énormes division politique, un cadre électoral qui ne permet pas vraiment des élections juste et avec le retour récent de Ivanishvili dans la vie politique, il est certain que 2024 sera tendue. Surtout depuis que la liberté de la presse et la liberté de manifester sont de plus en plus restreintes. Cette situation politique compliquée pourrait freiner les négociations d’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne, étant donné que le parti au pouvoir joue constamment une politique d’équilibre entre Bruxelles et Moscou.
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