Culture et barbarie européennes, par Edgar Morin

, par Stéphanie Khoury Lattouf

Culture et barbarie européennes, par Edgar Morin

Entre Européens, on aime souvent se glorifier de notre grande culture passée, à cette époque où l’Europe dominait culturellement, politiquement et économiquement le monde. On aime aussi oublier, le temps d’une conversation mondaine, à quel point cette culture s’est si souvent assortie d’une barbarie innommable à travers les temps. La thèse d’Edgar Morin repose sur les origines de la civilisation européenne, comme un mélange entre culture raffinée, brillante et cruauté barbare

« La barbarie n’est pas seulement un élément qui accompagne la civilisation, elle en fait partie intégrante. »

Recueil de trois conférences prononcées en mai 2005, Culture et barbarie européennes développe cette idée sur trois axes : il brosse d’abord un portrait anthropologique de la barbarie humaine et plus spécifiquement européenne. Il évoque la cruauté des dieux de différentes époques, des sociétés archaïques aux peuples antiques du Moyen-Orient. Outre cette « barbarie religieuse », il évoque également les barbaries nazies et soviétiques, en passant également par la barbare Révolution française.

Il faut être capable de penser la barbarie européenne, car le pire est toujours possible.

À chaque étape de sa démonstration, il met en lumière le lien entre la barbarie, même la plus cruelle, et la civilisation, aussi sophistiquée soit-elle. Il évoque notamment la conquête romaine, événement barbare s’il en faut. Néanmoins, cela a donné naissance à la Rome que l’on connaît, qui a intégré les préceptes des pays vaincus et compte désormais parmi les civilisations les plus fines et intelligentes.

La deuxième conférence revient sur l’humanisme, valeur parmi les plus européennes, et s’attarde sur son double visage : un dominateur, qui met l’homme à la place de Dieu, et un plus fraternel, qui s’est développé en même temps que la rationalité critique. Edgar Morin remonte à l’Inquisition et en profite pour mettre en avant le rôle des marranes, sujet qui lui tient à cœur. Ces juifs, convertis au catholicisme de force mais qui continuèrent à pratiquer leur religion en secret, auraient, d’après Morin, ont eu un rôle de premier plan dans l’histoire culturelle : il cite notamment La Boétie, Montaigne, Spinoza et Cervantès comme grands marranes de l’histoire.

« L’Europe occidentale, foyer de la domination la plus importante qui ait jamais existé dans le monde, est aussi le seul foyer des idées émancipatrices qui vont saper cette domination. »

Enfin, la troisième et dernière conférence, intitulée « Penser la barbarie du XXe siècle », s’attarde plus spécifiquement sur les horreurs bien connues du siècle passé. L’URSS et le IIIème Reich occupent ici une place prépondérante. Morin souligne notamment l’absence de déterminisme historique : pas de fatalité liant la révolution bolchévique au totalitarisme stalinien, par exemple. Citant Simone Veil et Annette Wieviorka, il appuie la thèse selon laquelle il n’est pas opportun de ne s’attarder que sur le « martyre juif » en occultant les autres (tziganes, slaves, résistants politiques). Il conclut sur la nécessité pour toute démocratie de toujours garder en mémoire les barbaries passées comme une arme pour combattre d’éventuelles barbaries montantes.

Ainsi, en ce qui concerne l’Europe, ce qu’il nous faut à tout prix éviter, c’est la bonne conscience, qui est toujours une fausse conscience.

Ce livre de 96 pages pourrait sembler trop court, par les fresques historiques esquissées notamment, mais rassemble des thèses chères à Edgar Morin : la non-violence, les marranes, l’importance d’une Europe unie face à l’adversité. L’essai est très agréable à lire et particulièrement accessible, bien que les disciplines abordées soient variées, de l’anthropologie à l’histoire en passant par la géopolitique contemporaine et la sociologie.

Les questions sur l’identité européenne qu’il soulève sont d’une pertinence frappante. Le paradoxe entre civilisation et cruauté est sans doute essentiel pour aborder une définition de l’Europe telle qu’elle est à présent. La bonne conscience rampante et l’obsession du compromis ne risquent-elles pas de nous faire manquer des rôles de premier plan sur la scène internationale ? Nous ne pouvons qu’être en hâte de voir ce que l’application du traité de Lisbonne rendra, concrètement : quelle place peut-on prétendre occuper dans l’espace public, maintenant que nous avons majoritairement dominé nos barbaries pour laisser éclater une culture très influencée par l’extérieur ?

Illustration : Edgar Morin lors de l’événement Meet the Media Guru, à Milan, Italie, le 11 novembre 2009

Source : Flickr

Mots-clés
Vos commentaires
  • Le 14 mars 2010 à 10:04, par Martina Latina En réponse à : Culture et barbarie européennes, par Edgar Morin

    Merci pour cette présentation, effectivement fort engageante.

    Mais, à qui veut les lire, le nom et le mythe fondateur de l’Europe suffisent à rappeler que les Européens ont la lucidité comme unique mission et comme nécessité vitale : la VASTE-VUE inscrite, voire prescrite, dès l’émergence et la primitive conscience d’un destin commun aux Européens, donc d’une Union à bâtir par-delà des barbaries originelles et continuelles, ouvre la voie d’une dynamique fraternelle, mais aussi nouvelle, « toujours recommencée » comme la mer chez le poète Valéry.

    Or c’est bien de la mer que nous viennent les trésors phéniciens sur la lancée desquels notre civilisation et quelques autres évoluent encore : les moyens de communication les plus rationnels que sont l’art nautique et la technique alphabétique. Et c’est bien Paul Valéry qui nous avertit, dans ses lettres réunies sous le titre « La crise de l’esprit » : l’Européen « est pris entre des souvenirs merveilleux et des espoirs démesurés ». Mais c’est en définitive la démocratie, née d’une communication plus directe dès l’Antiquité, qui permet enfin d’entrevoir une précieuse chance de solution pour transformer en énergie cette contradiction : la recherche concertée, continue, d’une harmonie capable de consolider l’Union Européenne à la lumière, et en vue, de la justice et de la paix.

  • Le 14 mars 2010 à 13:49, par babar En réponse à : Culture et barbarie européennes, par Edgar Morin

    Merci pour cet excellent resume. La barbarie c’est la toile de fond de l’Europe en devenir. C’est sa raison d’etre, elle est en nous et elle affleure parfois, par exemple, au detour d’un discours germanophobe d’un ministre grec des affaires etrangeres, ou du president polonais. Elle est a nos portes dans les Balkans ou en Belarus.

    La barbarie a ete savamment exploitee depuis la fin de la duexieme guerre : clairement le doigt etait pointe sur l’Allemagne nazie . La France vivait dans son « narratif » resistantialiste (le Veld’Hiv :c’etait les Allemands, Gurs : connait pas), une majorite de Polonais restait longtemps dans la denegation totale des crimes (commis contre les Juifs) autres que ceux attribues a l’ Allemagne nazie, denegation entretenue par la propagande communiste, puis relayee par les conservateurs nationalistes.

    Depuis quelques annes on a observe l’emergence d’une nouvelle forme sournoise bien que grossiere de negationnisme qui a envahi le Net depuis le debat sur le TCE et qui a culmine lors des elections europeennes : celle qui consiste a assimiler l’Europe a une dictature, au troisieme Reich ou a l’ URSS. Que l’on se souvienne des propos de Vaclav Klaus (qui « travaillait lui » durant l’ere communiste, faisant allusion aux dissidents) ; mais aussi d’anciens dissidents, ce qui rend le discours d’autant plus « credible » : http://www.evene.fr/livres/livre/vladimir-boukovsky-l-union-europeenne-une-nouvelle-urss--16197.php

    Une autre facon d’occulter la barbarie.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom