De quoi les discours sur le déclin de l’Europe sont-ils le nom ?

Comparaison avec le monde musulman en 1900

, par Nessim Znaïen

De quoi les discours sur le déclin de l'Europe sont-ils le nom ?
Johannes Gutenberg

Il ne se passe pas un jour sans que, dans les médias n’apparaisse l’idée que l’Europe est un continent en retard, et que le pouvoir serait désormais aux mains de l’Asie orientale, en pleine croissance. Ce discours sature tellement l’espace médiatique, qu’il serait incongru de le contester, et beaucoup reprennent ce postulat sans en étudier les fondements. Il y a un siècle, le même flot de discours sur le même thème inondait le monde musulman, y compris venant des musulmans eux-mêmes. Quels sont les points communs entre ces deux contextes, et comment expliquer l’abondance de tels discours ?

La prolifération des thèses du déclin

Bien sur, le monde musulman d’il y a cent ans, et les sociétés européennes de 2012 appartiennent à des temps différents. Mais les comparaisons peuvent s’avérer néanmoins stimulantes.

Aujourd’hui, les thèses sur le déclin ou la crise de l’Europe abondent et sont construites au fond autour de deux postulats : d’une part, il y aurait une perte de compétitivité de l’Europe, du fait d’un manque de travail et/ou d’un coût du travail trop élevé. Ceci aurait pour conséquence un fort endettement. D’autre part, il y aurait une sorte de crise des valeurs européennes, morale, intellectuelle et scientifique, et un certain désarroi, notamment en France, face à la question scolaire.

On observe les deux mêmes sujets d’inquiétude il y a cent ans parmi les penseurs musulmans. Le livre d’Edmond Demolins, en 1897, A quoi tient la supériorité des Anglo-saxons, très relayé dans les milieux intellectuels musulmans, reprend des idées que l’on retrouve aujourd’hui pour parler des travailleurs européens. Dans la conclusion, il est écrit : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Cette parole est non seulement le fondement de la puissance sociale, mais encore le fondement de la puissance morale. Les peuples qui se dérobent (…) à cette loi du travail personnel et intense subissent une dépression, une infériorité morale ». Les mots employés sont différents, mais on retrouve l’idée que sans effort, les peuples sont déclassés.

La décadence des valeurs européennes et occidentales, souvent analysée dans les arts ou les revues (philosophie magasine de septembre 2010), trouve son pendant dans le monde musulman, où la problématique est davantage tournée autour d’un sentiment de décadence de l’approche de l’Islam. C’est le mouvement de la nahda, qui aboutira entre autres à la fondation des frères musulmans en 1922. Plus intéressant encore, une crise de la pédagogie traverse également le monde musulman, il y a cent ans. La revue Al Manâr, installée au Caire en 1898 dénonce par exemple régulièrement les insuffisances du système social en terme d’éducation, de recherche scientifique et technologique. Les méthodes d’apprentissage autour de la notion de « par coeur » sont ainsi décriées.

Pourquoi ces théories du déclin ?

Au-delà d’évidentes différences, certains points communs, existent donc dans la nature des discours prononcés pour ces deux discours il y a cent ans d’écart. Les contextes du temps parviendraient ils à expliquer le fondement de ces discours ?

Tout d’abord, les sociétés européennes d’aujourd’hui et musulmanes d’il y a un siècle vivent un bouleversement technologique et médiatique : c’est internet aujourd’hui en Europe, c’est l’imprimerie, et la naissance de la presse, il y a cent ans dans le monde musulman (principalement entre 1850 et 1878). La même diffusion de l’imprimerie en Europe quatre siècles auparavant, avait été concomitante d’une profonde réflexion sur le déclin de la civilisation chrétienne, et avait entre autres abouti à la naissance et la diffusion du protestantisme. On pourrait émettre l’hypothèse qu’une ouverture médiatique exacerbée et brutale provoque un sentiment de panique dans leur rapport aux autres, de la même manière qu’un élève panique, et remet en cause son propre travail, lorsqu’on lui présente la copie de son voisin.

Ce bouleversement médiatique suit le chemin parallèle d’un sentiment de transfert de civilisation et d’un sentiment d’invasion. Si les Européens ont le sentiment d’être envahis et de passer le relais à l’Asie orientale, le sentiment est le même vis-à-vis des Européens dans le monde musulman il y a cent ans. Dans les deux cas, ce sentiment peut s’expliquer par l’approfondissement de la mondialisation. Les premières lignes de chemin de fer relient Paris à Istanbul en 1885, et le canal de Suez voit son trafic de passagers multipliés par dix entre 1870 et 1900. Par l’intermédiaire du soft power (commerce) ou du hard power (impérialisme, colonisation), l’invasion, réelle ou fantasmée, est théorisée par les penseurs de ces entités à cent ans d’intervalles, en partie à cause de la multiplication des échanges.

Enfin, on pourrait évoquer un bouleversement démographique, qui expliquerait en partie l’angoisse du déclin. Ce bouleversement démographique suit une logique exactement inverse dans le monde musulman d’il y a cent ans et dans l’Europe d’aujourd’hui. Selon l’INSEE, en 2050, un habitant sur 3 en France sera âgé de plus de soixante ans, contre un sur cinq aujourd’hui. Le vieillissement de l’Europe fait muter rapidement les sociétés. Une mutation également s’observe fin XIXème dans le monde musulman, où après des décennies de crises démographiques et d’épidémies, on observe une augmentation plutôt rapide de la population, et un pays comme la Tunisie, connaît durant cette période des taux d’accroissement démographique de 1 à 2% par an. Cette mutation de la société peut aussi favoriser la crainte d’une menace sur la civilisation, liée au surpeuplement ou au contraire au non-renouvellement des générations.

Cet article veut donc rappeler cette idée : la théorie du déclin de l’Europe ne va pas de soi. Pour l’Europe et le monde musulman, théories du déclin, sentiment d’invasion et nationalisme sont liés. Les nationalismes ont pignon sur rue, parce que les théories du déclin sont présentées comme des évidences. C’est donc aussi en luttant contre une vision pessimiste des choses et en décortiquant les discours, que l’on combattra l’angoisse du repli sur soi, et les tentations nationalistes.

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