Publié originellement en allemand chez Suhrkamp Verlag sous le titre Zur Verfassung Europas. Ein essay, le dernier ouvrage du philosophe allemand qui marque notre époque se présente comme une bouffée d’espérance dans un océan de doutes et d’abandons. C’est aussi, à sa manière une invitation à la rébellion, le penseur octogénaire jugeant, à l’entame de sa préface à l’édition française, qu’il est « impératif que les citoyens européens n’abandonnent pas à leurs chefs d’Etat ou de gouvernement » le « processus de déprovincialisation réciproque » qui est la raison d’être de la construction européenne et… la seule manière que les Etats membres puissent conserver peu ou prou le rang qui était le leur à l’heure de la mondialisation. S’agit-il d’un livre majeur d’Habermas ? Peut-être pas puisqu’il agrège une série de pensées réparties dans le temps, des jours qui ont suivi la faillite de Lehman Brothers et précédé l’élection d’Obama à l’automne 2008 jusqu’à la fin de l’année dernière.
Toutefois, la cohérence intellectuelle qui imprègne ces pages amène le lecteur à découvrir l’envers du décor, l’anarchie déraisonnable qui règne sur le chantier européen, les mobiles malsains et puérils qui animent ceux qui s’y activent, les vices de la construction qui en découlent… L’analyse laissera sans doute de marbre les grognards de la souveraineté nationale et autres eurosceptiques nationalistes, mais même ceux-ci gagneraient à prendre connaissance des pistes pleinement respectueuses à la fois des Etats membres et de la démocratie que trace Habermas pour parvenir à constituer une Europe des peuples à ses yeux indispensable. Certains fédéralistes seront peut-être, quant à eux, quelque peu échaudés par les chemins de traverse qu’emprunte le penseur allemand, mais les plus avisés d’entre eux se consoleront sans doute lorsqu’ils découvriront que le penseur du patriotisme constitutionnel les entraîne aussi, à sa manière, par des chemins à nouveau délicieusement détournés, vers une sorte de fédération… mondiale qui ne dirait pas son nom.
L’outrance est naturellement bannie de cet univers intellectuel, mais Jürgen Habermas n’en trempe pas moins sa plume dans le fiel pour pourfendre de manière assassine les comportements de la chancelière Merkel sur la scène européen, l’accusant ni plus ni moins de dilapider « le capital confiance que pendant un demisiècle les gouvernements allemands étaient parvenus à réunir auprès de leurs voisins ».
Composée d’une interview accordée à et de tribunes publiées dans des titres de presse (Die Zeit, Esprit, Süddeutsche Zeitung), la première partie le voit dénoncer, accusations aussi lourdes que précises à l’appui, « la perception autocentrée que l’Allemagne réunifiée a d’elle-même » et qui se révèle dans son instrumentalisation actuelle de la chose européenne. Il accuse ainsi la Mme Merkel de s’être ravalée au rang d’une « lobbyiste » malvoyante trop longtemps attachée à la seule défense des « intérêts nationaux de la première économie européenne », ce sur la base d’un « froid calcul d’intérêt » électoral à courte vue. En clair, regrette Habermas, sous son égide, « la République de Berlin (…) a oublié les leçons que l’ancienne République de Bonn avait tirées de l’histoire », ce qui lui vaut de réveiller désormais les suspicions nourries naguère envers l’Allemagne tant il est vrai que ce qui est bon pour l’Allemagne ne l’est pas fatalement pour toute l’Europe.
Plus grave, cette déviance allemande s’appuie sur le culte de la sanction là où, dans l’Union, à tout le moins la zone euro, il faudrait surtout « un gouvernement économique qui prenne en compte les différences régionales et nationales » en se donnant pour mission « d’harmoniser progressivement les différents niveaux de compétitivité ». On en est loin avec la « collaboration intergouvernementale » qui a été l’alpha et l’oméga des prescriptions merkoziennes, lesquelles conduisent, selon le penseur allemand, à un « évidement du processus démocratique » puisque, par le contournement des lois de financement des Parlements nationaux, se consacre ni plus ni moins une « autohabilitation des exécutifs dans une proportion jusqu’ici inconnue » - ce que le journaliste traduirait par « coup d’Etat des exécutifs », entendez du Conseil européen et à travers lui des exécutifs nationaux.
Faut-il préciser qu’Habermas ne se résout pas à accepter cette dérive ? Tout au contraire, dans son essai sur la « C/constitution », c’est-à-dire sur l’état actuel et la constitution politique de l’Europe, il s’emploie à paver la voie à l’édification d’une « démocratie transnationale » dont le traité de Lisbonne s’avère, à ses yeux, l’esquisse en s’écartant du « mauvais modèle » que constituerait une « constitution fédérale ». Dans des pages denses mais toujours d’une très grande lisibilité, le philosophe s’emploie méthodiquement à « lever les verrous qui, dans la pensée, font encore obstacle à une transnationalisation de la démocratie » en inscrivant à cette fin l’unification européenne dans un ensemble de « cohérences qui ont tendu, sur la longue durée, à encadrer par le droit les formes du pouvoir étatique pour, ce faisant, les humaniser et les civiliser ».
Précisément, tel n’est-il pas l’apport majestueux des « pères fondateurs » qui, voici soixante ans, sont parvenus à déclencher la mise en place de capacités d’action politique au-delà des Etats nationaux ? En analysant, dans la dernière partie, la « dynamique des luttes liées à l’indignation » qui ne cessent de stimuler « l’espoir d’une institutionnalisation, si improbable soit-elle, des droits de l’homme à l’échelle mondiale », Jürgen Habermas conduit enfin son lecteur à songer aux joies prometteuses de « l’utopie réaliste des droits de l’homme » qui s’accomplirait à travers l’avènement d’une « communauté internationale des Etats » prolongeant son développement et devenant une « communauté cosmopolitique des Etats et des citoyens du monde »… dont l’Union est la préfiguration à chérir et soigner plus que jamais. Mais une utopie, aussi réaliste et prometteuse soit-elle, est-elle encore de nature à inspirer des responsables politiques devenus une simple « élite de fonction », gavée aux sondages et « guère préparée aux situations qui sortent du cadre et ne s’accommodent pas d’un traitement par la simple gestion de l’opinion » ? Poser la question n’est pas fatalement y répondre, mais…
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