L’Europe frigide : Réflexions sur un projet inachevé, d’Elie Barnavi

Une réflexion inachevée

, par Baptiste Thollon

L'Europe frigide : Réflexions sur un projet inachevé, d'Elie Barnavi

Il y a deux raisons pour qu’un livre nous tombe des mains : soit il est très bon ; soit il est très mauvais. Et il y a aussi deux raisons pour qu’un livre nous tombe doublement des mains : il est très bon, alors que l’auteur nous avait habitués à des textes mauvais ; ou au contraire il est très mauvais, alors que l’auteur nous avait habitués à des textes très bons. Autant le dire tout de suite, et à notre plus grand regret, L’Europe frigide d’Elie Barnavi appartient à cette dernière catégorie.

Nous avions fait ici l’éloge de cet homme qui sans être Européen en connait son XVIe siècle. Professeur d’Histoire de l’Occident à l’université de Tel-Aviv, spécialiste des guerres de religions européennes, il a été Ambassadeur d’Israël en France au moment où ce si Proche-Orient s’enflammait dans une guerre fratricide et, comme d’habitude, incompréhensible. Cet être cultivé, fin et brillant n’a pas été choisi sans raison comme conseiller scientifique auprès du Musée de l’Europe. Il y a chez lui de l’esprit universel et humaniste que nous avions apprécié dans son ouvrage en collaboration avec Krzysztof Pomian : La Révolution européenne.

Écrit au cours de ce printemps 2008 qui vît son épilogue dans le « non » irlandais au Traité de Lisbonne, L’Europe frigide prend le prétexte de la crise institutionnelle pour poser des questions poil-à-gratter : Pourquoi a-t-on voté non ? Le dernier élargissement était-il nécessaire ? L’Europe est-elle chrétienne ? Quelles sont ses frontières ? Quelle est sa place dans le monde ? Que faut-il faire pour s’en sortir ? Les chapitres sont concis, les idées fusent. La tournure de phrase est enlevée, le style diablement trouvé, les phrases sont percutantes,…

D’où vient donc que cette Europe frigide nous tombe des mains ?

Il y a d’abord ce titre. Ne pensez pas que mon féminisme primaire ou mon conservatisme quaternaire soient atteints : le mot Europe ne m’a jamais fait peur, c’est dire ! Mais diantre ! pourquoi frigide ? On le sent bien, M. Barnavi a voulu choquer le lecteur avec un titre racoleur. C’est dommage, car il avait, nous avoue-t-il lui-même, un autre entête, tiré des Œconomies Royales de Sully, « Cette magnifique Chimère » (p. 15-16). Mais cela était trop pédant et trop long à expliquer au simple citoyen européen. La connotation scabreuse a donc été préférée, ce qui place d’emblée le livre plus près du pseudo scandaleux Marché des Amants de Christine Angot que de l’austère mais intelligent Regard vide du philosophe Jean-François Mattéi [1].

Attention ! Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : L’Europe frigide est un livre intelligent. Trop même, car à force de lancer des formules d’une justesse et d’une profondeur inouïe, il en oublie de nous en expliquer le sens.

Le propos est ensuite comme le titre : assez surprenant. Après cinquante ans d’une success story sans égale, l’Europe est en crise. Pire elle est malade. De quoi, répondrez-vous mi-incrédules mi-amusés ? De tout : ses « non » aux traités institutionnels, ses élargissements, ses intégrations, ses immigrations, sa politique étrangère, sa politique intérieure, son identité, sa culture, ses valeurs, et surtout, surtout, son Histoire… L’Europe est une riche petite vieille « édentée » (p. 131) qui craque partout : son cœur ne bat plus au rythme du monde ; ses yeux ne voient plus la triste réalité ; sa tête est déboussolée, elle a la mémoire qui flanche, la rate qui se dilate, le foie qu’est pas droit (reprenez avec moi : Ah mon dieu mon dieu que c’est bien embêtant quand on n’est pas bien portant… [2]).

Plus en détail, je passe sur les utilisations du pronom « on », qui a toujours eu ce côté café du commerce, sur les injures stériles - les démagogues peuvent être des faibles d’esprit (p. 96), les maximalistes sont des imbéciles (p. 74), les traders sont survoltés et shootés à la coke (p. 136), une « ânerie » émane d’un « gauchiste attardé » (p. 137) - sur les formules à l’emporte-pièce - « La démocratie, elle, est un miracle de civilisation, et, comme tout miracle, une affaire infiniment fragile et proprement inexportable [3] » (p. 75), « nous vivons une situation internationale inédite : pour la première fois depuis les débuts de l’âge moderne, sinon depuis l’antiquité romaine (sic), le monde est privé d’un ordre international lisible » (p. 115) -, ou encore sur l’utilisation de citations anachroniques - faut-il vraiment s’exclamer « If you can’t beat them, join them » en parlant de l’installation de la papauté à Rome ? (p. 70).

La tentation permanente du Thought-terminating cliché

Mais ce sont surtout les conclusions, ou plutôt les péroraisons, dont ce texte est chargé, qui gênent. Ainsi, dire du Saint Empire Romain Germanique qu’il ne fut ni saint, ni romain et à peine germanique (p. 41) a sans doute un sens pour un éminent Professeur d’Histoire. Le quidam, auquel le livre est adressé, en est lui désorienté.

Un peu plus loin, page 109, abordant le rivage difficile des relations entre l’Europe et les pays du Sud, il est proposé aux pays du Tiers Monde de relire Dickens et Zola afin qu’ils comprennent que les Européens ont aussi vécu leur période de sous-développement. Plus concrètement, pour alléger les souffrances du Tiers Monde (p. 106), il faut modifier les modalités de l’aide au développement… constat bien établi depuis longtemps. Il faut contourner les « gouvernements corrompus » pour atteindre directement la société civile… sans nous dire si nous atteindrons les populations. « Le gros de l’aide doit aller à des projets précis - infrastructures, agriculture, systèmes éducatif et de santé - en payant le plus petit écot à la corruption »… idée à laquelle effectivement personne n’avait pensé. Et si cela ne suffit pas, pourquoi ne pas revenir à la méthode du mandat de la SDN, revu et corrigé par un devoir d’ingérence lui-même moralisé et légiféré (p. 106 toujours) ? Bien sûr, une telle gestion reviendrait à… l’ONU (sic) !

La solution est tout aussi rapide dans le cas, au demeurant fort épineux, de la défense européenne, où après 15 pages expliquant que l’Europe n’a toujours pas de numéro de téléphone pour Mr Kissinger, un modeste paragraphe de 15 lignes propose quelques vagues réalisations avec une méthode à "géométrie variable, avec des partenaires différents, et en exploitant au maximum une conjoncture paradoxalement favorable" (p. 130).

Enfin, je passe sur le dernier chapitre qui a le mérite de réunir tous les défauts des précédents : conclusions hâtives, raccourcis historiques abscons - peut-on vraiment résumer en quatre pages l’histoire de la Pologne et de la Grande-Bretagne (sic) ? -, atermoiements de bon aloi que personne ne conteste, solutions proposées à la va-comme-je-te-pousse - "Il faut donc offrir à l’Europe son aura d’idéal et remettre à l’ordre du jour le projet fédéraliste des Pères fondateurs" (p.160)...

Vous l’aurez compris, L’Europe frigide n’a pas que des qualités. Livre écrit par un homme auquel nous ne pouvons reprocher ni son intelligence ni son intérêt pour l’objet Europe, il pose des constats que peu d’entre nous sommes capables de contredire. Tout y est dit parce que tout a déjà été dit. Nous aurions attendu un livre de raison et c’est un livre de passion, dans l’air du temps. Le fond du propos ne dépasse pas celui de la bonne conférence de méthode de première année de Sciences Politiques et pour paraphraser M. Barnavi (p. 98), l’Europe, dont l’évocation dans un titre suffit à faire du moindre pensum la dernière mode intellectuelle, mérite bien mieux que cela…

Présentation de l’éditeur :

Conseiller scientifique auprès du musée de l’Europe, Élie Barnavi vit l’Europe au quotidien après en avoir mesuré les ambitions et les limites sur la scène du monde, en tant que diplomate international.

Historien, essayiste à la plume franche et directe, il se penche sur cette création politique unique qu’est l’Union européenne et la passe au crible d’un questionnement radical : l’Europe est-elle en coma dépassé ou ne dort-elle que d’un œil ? Communauté de valeurs fondée sur la démocratie et l’État de droit, comment l’Europe peut-elle et pourra-t-elle confronter cet idéal fondateur à la réalité ? A-t-elle eu raison de s’élargir ? D’ailleurs, ses frontières, quelles sont-elles ? Et quelles devraient-elles être ? Les racines de l’Europe sont-elles chrétiennes ? Colonisatrice heureuse, décolonisatrice faillie, partenaire complexée, l’Europe est-elle agitée par une peur de l’islam qu’elle n’ose s’avouer ? Que peut-elle faire face aux flux migratoires ? Le multiculturalisme s’oppose-t-il à la diversité culturelle ? Quels sens peuvent avoir les lois mémorielles dans la construction d’une Europe consciente d’elle-même ? Enfin, comment l’Europe peut-elle espérer compter un jour sur la scène du monde alors qu’elle peine à « se vendre » auprès de ses propres citoyens ?

Illustration : couverture de L’Europe frigide, Réflexions sur un projet inachevé d’Elie Barnavi. Source : André Versaille éditeur.

L’Europe frigide, Réflexions sur un projet inachevé, d’Elie Barnavi, André Versaille éditeur, 2008, 161 pages, 12,90 Euros.

Mots-clés
Notes

[1A ne pas confondre avec son homonyme à l’accent près, qui fut piètre Ministre de la santé durant la canicule de 2003.

[2Les derniers mots sont repris de l’inestimable contribution à la chanson française de Gaston Ouvrard, Je n’suis pas bien portant (1932).

[3Cela fera un grand plaisir aux Japonais et aux Indiens pour ne citer qu’eux,… ainsi qu’à tous ceux qui se battent dans leur pays pour instaurer la démocratie et auxquels le même argument est renvoyé.

Vos commentaires
  • Le 7 novembre 2008 à 22:38, par Jérôme Triaud En réponse à : L’Europe frigide : Réflexions sur un projet inachevé, d’Elie Barnavi

    Bonsoir

    Disons-le tout de go, je ne partage pas votre analyse du livre d’Elie Barnavi. Je ne méconnais évidemment pas les défauts dont vous nous faites part : phrases à l’emporte-pièce, répétitions des constats etc...N’y revenons pas. J’ai moi-même chroniqué sur mon blog -l’honnête homme européen- l’ouvrage en question. J’en suis ressorti avec une idée bien nette : l’Europe est devenue frigide parce qu’elle a oublié d’où elle vient. Dans ces conditions, il ne peut pas y avoir de contrat social liant les Européens. Vous dites que ce livre est tout juste du niveau d’une conférence de première année de méthode en sciences politiques. Je crois que c’est bien là son intérêt : proposer une méthode pour mettre en valeur le socle commun à nos peuples divisés en entités nationales. Ce n’est évidemment pas méconnaître le morcellement politique européen -les entités nationales- que nous vivons toujours et encore. Cette méthode suivie par Elie Barnavi est, pour ainsi dire, une archéologie. C’est-à-dire, d’abord et avant tout une dialectique entre destruction et conservation des traces. Cette méthode propose de cheminer sur les traces d’un socle commun aux Européens, de les faire renaître à leur conscience. Il me semble que cette archéologie est nécessaire -Barnavi ne prétend en rien qu’elle est originale- pour reprendre le chemin d’une organisation socio-politique, consciente d’elle-même, à l’échelle européenne. La vraie révolution serait là : reprendre le chemin de l’unification sans méconnaître la diversité.

  • Le 9 novembre 2008 à 19:28, par Ronan En réponse à : L’Europe frigide : Réflexions sur un projet inachevé, d’Elie Barnavi

    Arrêtez moi si je me trompe mais il me semble régulièrement lire, chez Barnavi, l’idée que si l’Europe* ne se construit pas sur un socle "identitaire" strictement conforme à ses "racines", elle n’en vaut décidément pas la peine. A-t-on le droit de ne pas être d’accord ?!

    * « Europe » dont l’auteur semble - à vraie dire - surtout se préoccuper qu’elle soit bien avant toute chose circonscrite dans ses plus strictes "frontières" traditionnelles... mais se contrefoutre en fait pas mal de l’éventualité qu’elle puisse être construite selon un modèle fédéral...

    Bref, voilà un discours euro-conservateur. Encore un et un de plus : construire l’Europe - OK - mais il faut surtout prioritarement (car faut pas déconner avec les choses sacrées, hein...) préserver les nations et respectueusement respecter les sacro-saintes racines (et surtout pas prendre le risque de se mélanger avec les "autres").

    Curieux qu’un discours comme celui-là vienne d’un intellectuel israélien (et juif). C’est curieux, paradoxal (et attristant).

    Franchement, si le futur doit ainsi être la stérile et stricte reproduction du passé, quel intérêt ?!

  • Le 13 novembre 2008 à 03:02, par Byzance En réponse à : L’Europe frigide : Réflexions sur un projet inachevé, d’Elie Barnavi

    Ronan, arrêtez moi si je me trompe mais vous on dirait un peu l’inverse : surtout pas d’identité, juste du droit et des règles. C’est un peu froid non ? Frigide aurait dit Barnavi...

    Quant à parler de « stérile et stricte reproduction du passé », je n’ai pas l’impression que l’UE soit la reproduction stricte de quoi que ce soit...

    « Curieux qu’un discours comme celui-là vienne d’un intellectuel israélien (et juif). C’est curieux, paradoxal (et attristant). » Pouvez vous développer ? Sincèrement...

    Sinon une critique du même livre sur www.nonfiction.fr : http://www.nonfiction.fr/article-1685-une_furieuse_envie_deurope.htm (le critique semble un peu moins dur...)

  • Le 18 novembre 2008 à 21:39, par Ronan En réponse à : L’Europe frigide : Réflexions sur un projet inachevé, d’Elie Barnavi

    Ronan, arrêtez moi si je me trompe mais vous on dirait un peu l’inverse : surtout pas d’identité, juste du droit et des règles. C’est un peu froid non ? Frigide aurait dit Barnavi…

    Franchement, ce qu’en aurait ditr Barnavi m’indiffère totalement...

    Franchement, que ce soit chaud, tiède ou froid m’indiffère totalement pourvu que ce soir démocratique. Pourvu que le passé ne serve pas de prétexte - d’une manière ou d’une autre - pour rallumer les vieilles haines.

    Quant à parler de « stérile et stricte reproduction du passé », je n’ai pas l’impression que l’UE soit la reproduction stricte de quoi que ce soit…

    Je vous paries mon billet que la nation "Europe" identitaire à laquelle vous aspirez sera coupable d’autant d’exclusion et responsables d’autant de crimes que toutes les Nations de notre passé. Pardon, mais exclure les gens pour ce qu’ils sont et non pas pas pour ce qu’ils font, c’est là - pour moi - un discours ethno-raciste habilement (?) dissimulé sous un prétendu vernis culturel.

    « Curieux qu’un discours comme celui-là vienne d’un intellectuel israélien (et juif). C’est curieux, paradoxal (et attristant). » Pouvez vous développer ? Sincèrement…

    Parfaitement, je peux : « C’est parfaitement navrant qu’un membre d’un peuple persécuté et épouvatablement génocidé pour des raisons identitaires habilement (?) dissimulées sous un prétendu vernies culturel se mette à faire l’éloge du tout-identitaire. » (Identitaires fondamentalistes et ethno-racistes inavoués de tous les pays, unissez-vous ?!).

    Fonder la politique sur le seul facteur identitaire, c’est là l’une des âneries les plus communément admises de notre temps. L’ennui de cette "idée", c’est tout de même qu’elle est criminelle...

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