L’Union européenne et la Zone Euro : Les jumelles contrariées

, par Michel Gelly

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L'Union européenne et la Zone Euro : Les jumelles contrariées

Au moment où les passions se déchainent et se contraignent dans les débats sempiternels sur plus ou moins d’Europe, l’hypothétique saut fédéral soulève une série de questions fondamentales sur la nature même du projet européen. En effet, l’émergence d’une entité politique affirmée coexistant avec l’actuelle Europe normative et diffuse, pose clairement la question du dialogue entre ces deux entités fatalement liées. Quelles pourraient être les difficultés engendrées par leur hypothétique cohabitation ? L’Union européenne perdurera-t-elle malgré l’unification politique, budgétaire et fiscale de la zone euro ? Enfin,cette dernière peut-elle avoir lieu malgré l’existence de l’Union européenne ?

Une coexistence dans la tension ?

Depuis le début de la crise de la zone euro, un débat semble avoir été passé sous silence. La plupart des déclarations politiques et éditoriales appellent la zone euro à s’intégrer davantage, en parallèle de l’Union, sans prendre en compte les risques liés à leur cohabitation. Celle-ci pourrait pourtant engendrer une série de tensions et de conflits d’intérêt.

En effet, ces Europe distinctes semblent reposer sur des bases théoriques et des projections à la fois analogues et antagonistes.

L’Union européenne est, pour sa part, issue d’une négociation difficile entre acteurs hétérogènes, idéal-typiquement divisés en deux camps : les intégrationnistes et les eurosceptiques. Son unification procède généralement d’une égalisation par le bas des rapports entre les États membres (suppression de toutes les barrières, interventions macro-économiques strictement réglementées).

Les parties prenantes à la négociation sur le devenir de la zone euro sont, en principe, moins hétérogènes que celles ayant enfanté l’Union européenne. Participer à l’Eurozone s’apparente déjà à un credo intégrationniste pour les États qui la constituent. De plus, les pressions extérieures se multiplient pour que ceux-ci s’accordent en faveur d’une intégration spectaculaire et complète capable de corriger les défaillances congénitales de l’Union économique et monétaire - notamment son absence de vision économique commune, son absence de véritable budget et ses fiscalités trop disparates. Il est donc probable que cette zone euro repose sur un grand écart idéologique moins important que celui ayant servi de base à l’Union européenne.

Hors, si l’on accepte que l’Union européenne perdure, cela implique que la zone euro à venir sera partie prenante de son Marché Unique. Cela signifie dans l’absolu que, même si l’Eurozone disposait d’un budget conséquent et même si elle avait les moyens et la légitimité pour agir macro-économiquement, elle devrait se plier à l’orthodoxie de la Commission européenne, toute puissante en matière de régulation du Marché Unique.

Alors, la zone euro, par sa masse critique, ne chercherait-elle pas à court-circuiter l’Union européenne ? Serait-elle, par exemple, prête à renoncer à une intervention dans son économie pour préserver le bon fonctionnement d’un Marché Unique dont elle constitue à la fois le noyau et le moteur ?

En ce sens, l’approfondissement de l’Europe à plusieurs vitesses risque de fragmenter le continent en plusieurs blocs opposés plutôt que de les unifier. Aux intérêts nationaux se surajouteraient ceux d’une zone euro affirmée.

Il faut également songer aux différences d’échelles de budget et de compétences entre l’Union actuelle et la zone euro « intégrée ». Nous serions alors face à une forme burlesque de crise d’adolescence, où l’autorité parentale ne reposerait pas sur de véritables moyens financiers et pratiques.

La coexistence d’une forme inaboutie et hyper-consensuelle d’intégration (l’Union européenne) avec son pendant abouti et affirmé (la zone euro 2.0), apporterait son lot de problèmes supplémentaires. Ils n’en seraient pas pour autant foncièrement originaux, la coexistence d’intérêts multiples dans un ensemble plus grand, lui-même doté d’intérêts propres, constituant depuis toujours le leitmotiv de la construction européenne.

L’Union européenne survivra-t-elle à une intégration conséquente de la zone euro ?

Si la cohabitation de deux Europe distinctes pose un certain nombre de problèmes, cherchons à savoir si l’Union européenne peut survivre à une intégration de la zone euro.

En tout état de cause, c’est, de loin, l’option la plus probable.

Tout d’abord, parce qu’un certain nombre d’Etats membres semblent déjà trouver leur intérêt dans le Marché Unique. Ils en acceptent, bon gré mal gré, les codes et les contraintes et ils refusent de participer à davantage d’Europe. C’est le cas notamment du Royaume-Uni, de la Suède, du Danemark et, dans une moindre mesure, de la République Tchèque. Nul doute qu’ils seront les premiers à défendre bec et ongles la survie de l’Union malgré l’avènement attendu d’une zone euro 2.0.

Ensuite, qu’on le veuille ou non, l’Union européenne est trop enracinée dans le paysage pour être effacée ou remplacée du jour au lendemain. Les velléités les plus radicales, chez les fédéralistes comme chez les souverainistes, n’y changeront rien. L’idée d’un marché commun, reposant sur les valeurs de concurrence pure et parfaite, a nourri les imaginaires politiques européens depuis déjà plusieurs décennies. Ses défenseurs ne se retrouvent plus seulement au sein de la famille libéralo-centriste traditionnelle ; ils ont essaimé de part et d’autre du spectre politique.

De plus, l’idée d’une intégration politique, fiscale et budgétaire de l’Union dans son ensemble semble aujourd’hui farfelue. En toute logique, cette étape de la construction européenne ne concernera que la zone euro.

Par conséquent, l’Union européenne semble condamnée à assister à la naissance de son faux-jumeau, la zone euro « intégrée », et de lui survivre.

L’Union européenne permet-elle l’avènement de l’Union politique, fiscale et budgétaire ?

L’idée d’intégrer davantage la zone euro ne semble pas menacer la pérennité de l’Europe actuelle et de ses institutions. Essayons maintenant de voir si l’inverse est possible. L’Europe d’aujourd’hui permet-elle vraiment à la zone euro de s’intégrer correctement ?

Rien n’est moins sûr.

Dans l’analyse des crises et de leur gestion, l’œuvre du politologue américain Graham Allison est régulièrement citée. Son modèle dit « du processus organisationnel » est d’un grand intérêt pour réfléchir au déroulement passé et prospectif de la crise de la zone euro.

Dans son livre The essence of decision, Allison précise tout d’abord que, face à une crise, les dirigeants ont tendance à ne pas la traiter comme un tout mais à la fragmenter. Ce morcellement a pour origine et pour conséquence l’éparpillement des problèmes à régler entre différentes organisations en concurrence. Hors, entre le six-pack du Parlement européen, les task forcesad hoc de Van Rompuy, les actions de la BCE ou l’ « union bancaire », les multiples fonds de soutien ou encore les sommets européens « de la dernière chance », l’Europe s’est comme condamnée à ne pas pouvoir appréhender la crise dans son ensemble.

D’autant que le modèle du processus organisationnel ne s’arrête pas là. Il sous-tend également que les dirigeants préfèrent les solutions à court-terme et qu’ils s’accordent sur la première réponse « satisfaisante » plutôt que d’étudier toutes les alternatives possibles, notamment par manque de temps.

Enfin - et c’est ici que la théorie d’Allison est la plus inquiétante pour ceux qui souhaitent le changement en Europe - les organisations agissent selon des procédures établies. La prise de décision est contingente des plans et projets préexistants. Ceux-ci sont malheureusement peu nombreux, en raison du coût et du temps nécessaires à leur élaboration. Par conséquent, aussi capitales que puissent être les décisions à prendre, les décideurs sont tributaires de la « bibliothèque » de solutions à leur disposition. Pour dire les choses clairement, la « boite à outils » utilisée jusqu’ici par les leaders européens consterne par son manque d’ambition. Si nos dirigeants ont été si habiles à compliquer la machine européenne, leur virtuosité même révèle que le métier l’a emporté depuis longtemps sur l’inspiration.

A l’heure actuelle, la zone euro, tirée vers le bas par les lourdes tendances organisationnelles de la construction européenne, pourrait ne jamais être intégrée suffisamment pour combattre ses carences. Deux Europe inabouties risqueraient de cohabiter dans un premier temps, concentrant à la fois les problèmes de leur coexistence et de leurs insuffisances. Surtout, l’illisibilité du processus correctif de la zone euro, ses déficiences et sa dysrythmie menaceraient l’ensemble du projet européen.

S’il faut, en connaissance de cause, appréhender les difficultés d’une coexistence du Marché Unique avec une Europe davantage intégrée, elles sont de loin plus souhaitables que le caractère dangereusement inabouti de l’Europe d’aujourd’hui.

Si les travaux de Graham Allison nous offrent une grille d’analyse bien pertinente pour appréhender la (mauvaise) gestion des crises, ils soutiennent par la même l’idée qu’une approche plus globale et, lâchons le mot, conventionnelle, pourrait un peu mieux régler les problèmes de la zone euro.

Ils rappellent aussi le besoin impérieux pour les pro-européens d’élaborer les projets d’intégration les plus complets possibles afin de permettre à nos dirigeants d’élargir leur palette de solutions à disposition.

Enfin, si Graham Allison pensait par ses travaux démontrer qu’une auto-destruction nucléaire du monde était possible, les acteurs politiques n’agissant pas exclusivement de manière rationnelle, rappelons que l’Europe peut très bien, elle aussi, irrationnellement, s’auto-détruire.

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