L’économie sociale : utopies, pratiques, principes

, par Antoine Freyburger, Lucie Loyon

L'économie sociale : utopies, pratiques, principes

L’Europe est face à un double défi économique : sortir définitivement de la crise, tout en renouvelant en profondeur ses pratiques pour promouvoir une économie plus durable et plus solidaire.

Alors que ces questions sont à l’agenda du Parlement européen et de la Commission européenne, la redécouverte des principes de l’économie sociale peut s’avérer une piste de réflexion particulièrement intéressante. Dans son ouvrage paru en 2005 aux Presses de l’Economie sociale, Jean-François Draperi s’attèle à une double tâche : retracer l’histoire de l’économie sociale et esquisser ses perspectives d’avenir. Ces deux missions s’avèrent en fait complémentaires, tant l’imagination est sœur de la mémoire. « Nous nous proposons donc de cultiver notre mémoire, afin de renforcer les moyens de bâtir un nouveau projet d’économie sociale », indique l’auteur au préalable de son ouvrage.

Comment définir au juste l’économie sociale ? Différents niveaux doivent être soumis à l’analyse. De manière concrète d’abord, il s’agit d’un groupement d’acteurs économiques jouissant d’un double statut, d’une « double qualité », élément fondamental de l’économie sociale : ils sont d’un côté acteurs et bénéficiaires de l’action mise en œuvre, et de l’autre, sociétaires, c’est-à-dire propriétaires collectifs et détenteurs de pouvoir. L’économie sociale est donc en premier lieu un type particulier d’entreprise et à ce titre une réalité économique importante : associations, mutuelles et coopératives. A un niveau supérieur cependant, l’économie sociale échoue actuellement à se constituer en système économique ; malgré les statuts qui leur sont accordés, les entreprises d’économie sociale restent divisées et subissent la compétition afférente à l’économie capitaliste.

L’auteur réaffirme toutefois la nécessité de la création d’un système cohérent d’économie sociale. Son point de départ se base sur un constat simple mais pas moins frappant, à savoir la contradiction inhérente à la société moderne : « alors que [celle-ci] place la démocratie au cœur de ses pratiques politiques et sociales, dit-il, alors que la démocratie représentative constitue la forme de gouvernement politique la plus répandue, l’économie dominante fonctionne sur la base du rapport de force et du conflit ».

Les principes du projet

Quels sont les principes de l’économie sociale ? Draperi procède à un renversement de la doxa pour dévoiler les valeurs fondamentales de ce mode de gouvernance : mouvement économique s’appuyant sur l’Homme, elle se veut mouvement de pensées s’appuyant sur un mouvement de pratiques. A son cœur se trouve donc un projet essentiel d’émancipation de la personne humaine, qui ne peut se réaliser que si l’on permet à l’homme de vivre ses rapports économiques dans l’entreprise selon les mêmes principes qui gouvernent sa vie politique dans la cité. Les valeurs de démocratie, de solidarité et d’autonomie sont ainsi cardinales dans l’économie sociale, la solidarité étant considérée comme « fondement moral du devoir », c’est-à-dire comme valeur normative.

L’économie sociale, comme le rappelle Draperi, n’est pas un concept créé ad hoc mais se révèle le fruit d’une histoire complexe ; en revenant sur les grands moments de sa construction, de sa consolidation, l’auteur témoigne d’une volonté spécifique : que l’économie sociale comme projet se ressaisisse de son identité afin de se projeter dans l’avenir. Des utopies de Fourier ou d’Owen à la coopérative de Rochdale, des premiers phalanstères aux kibboutz israéliens, des sociétés de secours mutuel aux premières mutuelles d’assurance, en passant par la naissance du secteur associatif et l’utopie de république coopérative de Charles Gide, l’histoire de l’économie sociale est complexe, notamment du fait des contraintes que lui impose l’Etat.

Celui-ci a pu d’abord se montrer hostile à toute forme de coopération autonome (on se souvient des décrets d’Allarde et de la loi le Chapelier, supprimant les corporations et interdisant toute forme d’association volontaire) mais a plus tard contribué à institutionnaliser l’économie sociale comme porteuse de l’intérêt général en lui donnant des statuts (loi de 1901 sur les associations, création de la mutualité), au risque de la banaliser. Alors dépourvue de ses spécificités, l’économie court le danger de se diluer dans l’économie dominante et de disparaître.

Aujourd’hui comme hier, est-il alors possible d’inscrire l’économie dans une démarche de gestion qui ne soit pas capitaliste ? Après avoir considéré les utopies de l’économie sociale, Draperi considère son avenir de manière réaliste, sans couper court à l’imagination et aux ambitions : il ne s’agit plus de vouloir remplacer l’économie capitaliste, mais de revendiquer une économie plurielle. Si nous en sommes encore loin, l’économie sociale pourrait alors être porteuse d’une alternative économique. Dans cette mesure, l’enjeu est de taille et se résume à la question suivante : « comment construira-t-elle une mondialisation originale fondée sur la solidarité ? ». Si cette question reste encore ouverte, l’auteur nous livre quelques pistes de réflexion en conclusion : si l’économie sociale veut advenir, encore faut-il qu’elle dépasse les logiques d’entreprises pour s’ériger en horizon politique et système économique crédible. Afin de garantir ces perspectives d’avenir et d’un point de vue juridique, les pratiques novatrices devraient être systématiquement institutionnalisées.

Trois défis au moins devront donc être débattus et surmontés, à savoir « accentuer l’émancipation des membres en augmentant la participation sociétaire », revoir dans ses fondements le rapport entre économie et société, et finalement assurer le renouvellement et les lieux de transmission des doctrines et des pratiques de l’économie sociale.

Les enseignements européens

Il semble nécessaire aujourd’hui de tirer des enseignements européens du travail de J.-F. Draperi : définir autrement la question économique est primordial à l’échelle de l’Union. Car si l’Union était à l’origine un projet essentiellement économique, il est intéressant de se demander comment elle y intègre aujourd’hui les valeurs humaines. L’Europe doit, grâce à la volonté d’agir ensemble, faire de l’économie sociale un projet politique ambitieux, parce que nécessaire. On ne peut que déplorer à l’heure actuelle son économie qualifiée d’« inhumaine », spécifiquement au regard des pays tiers.

L’Europe suit un agenda strictement économique et commercial, au grand dam des pays tiers. Qu’il nous suffise d’évoquer nombre d’exemples où l’Europe signe des accords de coopération, notamment avec la Côte d’Ivoire ou le Congo, sans tenir compte de l’impact humain des politiques européennes. La mondialisation ne peut donc rester un bulldozer sans conducteur.

C’est certainement l’une des tâches qui incombe à un Parlement européen aux pouvoirs renforcés : réorienter l’économie européenne dans une direction sociale respectueuse de ses citoyens.

Illustration : photographie d’euros.

Source : Wikimedia.

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Vos commentaires
  • Le 28 janvier 2010 à 11:41, par Frank Stadelmaier En réponse à : L’économie sociale : utopies, pratiques, principes

    Bravo ! Ces réflexions vont tout à fait dans la bonne direction. Pour que l’UE regagne de l’estime, déjà auprès de ses propres citoyens, elle doit aller au-delà de son incarnation actuelle qui favorise largement le libre marché, mais sans en tenir compte des conséquences sociales.

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