Fédéralisme

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (VIb)

Episode 6 : Les années tournantes => 1951, 1952, 1953, 1954

, par Jean-Pierre Gouzy

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (VIb)

L’Assemblée ad hoc

L’Assemblée chargée de ce travail d’élaboration, juridiquement distincte de celle de la CECA, prit le nom d’Assemblée ad hoc. Pratiquement, celle-ci mandata une commission constitutionnelle créée en son sein, pour préparer le projet de communauté politique. Au total, elle comptait vingt-trois membres de plein droit. Heinrich von Brentano, qui la présidait, maintint une liaison efficace avec le petit état-major fédéraliste groupé autour d’Henri Frenay et d’Altiero Spinelli [1].

La commission constitutionnelle se trouva alors saisie d’un projet mis à l’étude par une commission de la constitution du Mouvement européen composée essentiellement de juristes, parmi lesquels les professeurs Carl Friedrich et Robert Bowie de l’Université de Harvard, et d’éminents juristes européens tels les professeurs Georges Scelle, Harris Nawiasky et Calamendrei, rejoints par des personnalités fédéralistes comme Spaak, Frenay et Spinelli.

On remarquera donc le parfait enchaînement des initiatives, qui permit à la commission constitutionnelle de l’Assemblée ad hoc d’aboutir, le 26 février 1953, à l’adoption d’un projet instituant une communauté politique supranationale (CPS) [2]. Celle-ci, bien qu’elle ait prévu le maintien d’un conseil des ministres nationaux votant à l’unanimité dans certains cas essentiels, pouvait être considérée comme une étape décisive vers une fédération européenne.

Le projet de CPS instituait, en effet, un système bicaméral : une chambre représentant les peuples, élue au suffrage universel direct, une seconde chambre composée de sénateurs élus par les parlements nationaux ; un Conseil exécutif européen, formé d’un président élu par le sénat et de membres nommés par le président, qui pouvait être censuré par le sénat ou la Chambre des peuples.

Le projet de CPS comprenait également une cour de justice, un conseil économique et social. Enfin, il était prévu que la CPS absorbe progressivement la CED et la CECA, réalise ultérieurement un marché commun généralisé, et coordonne les politiques étrangères.

Lorsque le 9 mars 1953, Paul-Henri Spaak, président de l’Assemblée ad hoc, remit le projet de traité instituant la Communauté politique européenne à Georges Bidault, qui présidait le comité des ministres des affaires étrangères, l’homme d’État belge évoqua George Washington, président de la Convention américaine, présentant au Congrès le 17 septembre 1787 le projet de constitution des États-Unis d’Amérique. Mais Georges Bidault n’était pas favorable au fédéralisme comme Robert Schuman, et sa réponse fut déconcertante...

Évoquant l’hommage qu’adressa la première Elisabeth d’Angleterre aux fondateurs de l’Empire, il rappela le propos célèbre : « Salut aux chercheurs d’aventures ! ». « Mais il faut, ajouta M. Bidault, que les gouvernements prennent maintenant la mesure des difficultés [...]. Il faut aussi que les gouvernements procèdent distinctement à l’examen des documents remis : puis qu’ils établissent l’inventaire ». Il était donc clair que ce serait eux qui établiraient le projet définitif. Aucun engagement précis ne fut pris !

La dernière « grande messe » des partisans de la Communauté supranationale de l’après deuxième guerre mondiale, fut organisée par les fédéralistes, les amis de Paul-Henri Spaak et ceux de Robert Schuman, du 8 au 10 octobre 1953 à La Haye.

Ainsi, les pionniers de l’unité européenne et notamment ceux d’entre eux – encore nombreux – qui avaient participé au premier congrès de l’Europe de 1948 à La Haye, pouvaient en revenant dans la Ridderzaal du Parlement néerlandais cinq ans plus tard, mesurer la marche des événements, car on était à la veille d’options décisives qu’il s’agisse des projets de Communauté de défense ou de Communauté politique. Ils vivaient l’automne de la première grande espérance européenne de l’après deuxième guerre mondiale.

Un rapport spécial sur la nécessité d’instaurer entre les « six » un marché commun européen, fut présenté par les Néerlandais. Le Congrès demanda aux États membres de la CECA de constituer dans les dix années un territoire douanier unique, de réaliser une coordination effective des politiques budgétaire, financière, monétaire, une harmonisation des politiques sociales, une politique commune d’investissements, une politique régionale, etc. Ainsi, on retrouve dans ces thèmes les principes directeurs qui inspirèrent la rédaction du traité CEE lorsque – après la conférence de Messine de juin 1955 – l’ancien président du Comité d’action pour la Communauté supranationale et du deuxième congrès de l’Europe, Paul-Henri Spaak accepta de diriger les négociations qui devaient effectivement aboutir à la signature puis à la ratification des traités de Rome.

 Les congressistes de 1953 voulaient voir se réaliser le vœu exprimé dans cette même Ridderzaal en mai 1948 : « l’heure est venue, pour les nations d’Europe, de transférer certains de leurs droits souverains afin de les exercer désormais en commun ». Les délégués demandèrent donc aux militants, à Altiero Spinelli, à Henri Frenay, auteurs de « l’appel du deuxième congrès de l’Europe », d’affirmer « la permanence de leurs desseins dont témoigne la continuité de leur action ». Le deuxième congrès de La Haye fut une belle manifestation d’unanimité de « flamme » fédéraliste dans les discours, mais d’optimisme malheureusement prématuré quant aux chances de ratification de la CED et de réalisation d’une Communauté politique.

 Il n’y a jamais eu, en effet, de projet définitif de Communauté politique supranationale... Le traité de Communauté européenne de défense fut ratifié en Allemagne, en Belgique, au Luxembourg et aux Pays-Bas, mais avant que l’Italie ne se soit prononcée, il fut rejeté par l’Assemblée nationale française le 30 août 1954, dans des conditions indignes d’un pays responsableArnaud Collin, La querelle de la CED, Paris, 1956, p. 29.. La même assemblée nationale française avait, en effet, approuvé le principe de la CED, le 19 février 1952, dans la même législature parlementaire. On pourrait consacrer une étude entière à cet échec et notamment aux responsabilités de Pierre Mendès France, alors président du conseil des ministres.

L’essentiel est de rappeler que, juridiquement, le projet de Communauté politique dépendait du sort réservé au traité de CED lui-même. Ce dernier rejeté, son article 38 qui représentait la base juridique du processus dont s’était saisie l’Assemblée ad hoc se trouvait lui-même annulé. L’heure de la fédération européenne, pour longtemps, était passée.

 L’année 1953 qui précéda l’échec de la CED avait d’ailleurs vu le cours des événements se modifier profondément avec la mort de Staline et la substitution de la « coexistence pacifique » à « la guerre froide ». Sans doute le changement de climat international qui en fut la conséquence n’explique pas tout pour autant dans cette affaire. La procédure de ratification du traité CED avait trop tardé, favorisant des retournements de politique française au profit de ce qu’on appellerait aujourd’hui les « souverainistes ». Quoi qu’il en soit, le 30 août 1954, la construction européenne a connu une crise majeure qui ébranla aussi l’Alliance Atlantique.

 Dès la fin de l’été 1954, les diplomates sont donc partis à la découverte d’une « solution de rechange » qui puisse satisfaire au moins Washington, Londres et Paris, et soit acceptable pour l’Allemagne fédérale. On l’inventa en créant l’Union de l’Europe occidentale (UEO) où le seul organe qui faisait la loi était un conseil des ministres décidant à l’unanimité. Le traité permettait le réarmement allemand voulu par les États-Unis, mais était vidé de toute supranationalité. Il fut ratifié par des majorités résignées. Son seul avantage apparent était d’unir les pays de la première Europe communautaire au Royaume-Uni dans un domaine sensible, mais il ne pouvait plus être question d’Europe supranationale.

Au terme de l’année 1954, les militants de l’Europe se sont donc trouvés dans une conjoncture entièrement différente de celle des années précédentes. Seule la CECA émergeait encore des ruines et des rêves, manifestant néanmoins par son existence que la « petite Europe » n’avait pas complètement sombré dans le naufrage. Mais cette mouvance frappait momentanément la construction européenne naissante de précarité. « Effectivement, écrivait Henri Brugmans, le vote du 30 août nécessite un nuovo corso. Une période dans la lutte pour l’Europe est close, une autre s’ouvre ».

À l’issue du congrès de l’Europa Union Deutschland qui se tint à Hambourg, à la fin d’octobre 1954, le leader de cette organisation à l’époque soulignait : « Nous ne désespérons pas parce que la CED a échoué, mais nous ne laissons pas dire non plus qu’on ait trouvé avec I’UEO une nouvelle solution européenne. » « “Européenne”, cela signifie que pour nous fédéralistes [...] la solution intervenue à Paris n’est pas la nôtre ».

Réuni à Rome, le 5 Décembre 1954, le Movimento Federalista Europeo allait beaucoup plus loin encore : « Le MFE s’engage à agir en Italie, au sein de l’UEF, afin que les fédéralistes deviennent partout les promoteurs d’une propagande tendant à faire pénétrer toujours davantage dans l’opinion publique la conviction que nos États nationaux n’ont plus la possibilité de justifier devant leurs peuples l’obéissance à leurs lois et à leurs actes gouvernementaux en matière de politique étrangère, militaire, économique... » C’est autour de ces thèmes que s’ouvrira le grand débat qui divisa les fédéralistes européens sur l’action à entreprendre. Ce débat aboutira d’ailleurs à l’éclatement de l’Union européenne des Fédéralistes en 1956. Leur maison commune ne devait pas, en effet, résister à l’épreuve et il fallut attendre les années 1970, et très exactement le congrès qui s’est tenu à Bruxelles en avril 1973, pour que l’unité se reconstitue sous l’impulsion d’Etienne Hirsch, ami de Jean Monnet et ancien président d’Euratom.

 Le 9 novembre 1954, de son côté, « l’inspirateur » Jean Monnet avait d’ailleurs annoncé qu’au terme de son mandat, il ne se représenterait plus à la présidence de la Haute autorité de la CECA. Dans sa lettre de démission, dont il donna publiquement lecture, Monnet déclarait : « C’est afin de participer dans une entière liberté d’action et de parole à la réalisation de l’Unité européenne [...] que je reprends cette liberté le 10 février prochain. » De fait, le 13 octobre 1955 « l’inspirateur » regroupa courageusement autour de lui les personnalités politiques et syndicales les plus représentatives des six pays au sein d’un Comité d’action pour les États-Unis d’Europe « afin, disait-il, de faire de la résolution de Messine du 2 juin de la même année, une nouvelle étape vers les États-Unis d’Europe ».

C’est, en effet, à Messine que les ministres des affaires étrangères des « Six » décidèrent de reprendre le cours interrompu de l’intégration européenne le 30 août 1954 en suggérant de l’étendre à l’ensemble de l’économie.

Pour lire l’épisode précédant : Les années tournantes => 1951, 1952, 1953 et 1954 (1ère partie)

Pour lire l’épisode suivant : De la relance de Messine à l’Europe communautaire fin des années 50, début des années 60

Illustration : drapeau européen en mouvement lors d’une action de rue des Jeunes Européens France à Tours en 2006.

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Notes

[1Ludovico Benvenutti, vice-président de l’UEF était vice-président de la commission institutionnelle. Fernand Dehousse, autre vice-président de l’UEF, était co-rapporteur de celle-ci, comme Heinz Braun, également membre (sarrois) du bureau de l’UEF.

[2Le projet fut adopté à l’unanimité moins une voix, le 10 mars 1953, et entériné par celle-ci.

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