Textes fondateurs

Le « Manifeste de Ventotene » (I)

« Vers une Europe libre et unie »

, par Altiero Spinelli, Ernesto Rossi

Le « Manifeste de Ventotene » (I)

Dans cette première partie du « Manifeste », les auteurs dressent là un large panorama de la société de leur temps : société internationale soumise à l’anarchie internationale suscitée par les États-nations souverains, société politique secouée par la montée des totalitarismes nationalistes et autoritaires.

Où il apparaît très clairement que l’État-national - à cause des conflits qu’il induit de par ses dynamiques propres - n’est décidément plus un vecteur de progrès pour l’humanité, mais un obstacle au progrès social véritable, une cause de guerres et un facteur de régression.

I. - La crise de la civilisation moderne

La civilisation moderne a choisi comme fondement le principe de la liberté, en vertu duquel l’homme ne doit pas être simplement un instrument d’autrui mais un centre autonome de vie.

a) On a affirmé que toutes les nations sont en droit de se constituer en États indépendants. Chaque peuple, défini par ses caractéristiques ethniques, géographiques, linguistiques et historiques aurait dû trouver dans l’organisme d’état créé pour son propre compte, selon sa conception particulière de la vie politique, l’instrument apte à satisfaire du mieux possible ses exigences, indépendamment de toute intervention étrangère. L’idéologie de l’indépendance nationale a constitué un puissant levain de progrès ; elle a permis de surmonter bien des divergences basées sur l’esprit de clocher, dans l’optique d’une plus vaste solidarité contre l’oppression des dominateurs étrangers ; elle a éliminé une bonne part des obstacles à la circulation des hommes et des marchandises ; elle a fait entendre, à l’intérieur des frontières de chaque nouvel état, les institutions et les systèmes des peuples les plus civilisés aux populations les plus arriérées. Elle portait cependant en soi les germes de l’impérialisme capitaliste que notre génération a pu voir grandir démesurément jusqu’à la formation d’États totalitaires et au déchaînement des guerres mondiales.

La nation n’est plus considérée, à présent, comme le produit historique de la vie en commun d’hommes qui, parvenus à travers un long processus à une plus grande unité de coutumes et d’aspirations, trouvent dans leur État la forme la plus efficace en vue de l’organisation de leur vie collective dans le cadre de toute la société humaine ; elle est devenue, au contraire, une entité divine, un organisme, qui ne doit penser qu’à sa propre existence et à son propre développement, sans se préoccuper le moins du monde du dommage qui pourrait en venir aux autres.

La souveraineté absolue des États nationaux a conduit à la volonté de domination de chacun d’eux, vu que chacun se sent menacé par la puissance des autres et considère comme son « espace vital » des territoires de plus en plus vastes devant lui permettre de se mouvoir librement et de s’assurer ses moyens de subsistance sans dépendre de personne. Cette volonté de domination ne pourrait s’apaiser que dans l’hégémonie de l’État le plus fort sur tous les autres qui lui seraient asservis.

En conséquence de cela, de garant de la liberté des citoyens, l’état s’est transformé en patron des sujets tenus à son service et doué de toutes facultés pour porter au maximum sa propre efficacité guerrière. Même au cours des périodes de paix - considérées d’ailleurs comme des pauses en vue de la préparation aux autres guerres futures inévitables - la volonté des classes militaires prédomine désormais dans de nombreux pays sur celle des classes civiles, rendant ainsi de plus en plus difficile le fonctionnement des organisations politiques libres : l’école, la science, la production, l’organisme administratif tendent principalement à augmenter le potentiel guerrier ; les mères sont considérées comme des faiseuses de soldats et, par conséquent, elles sont récompensées avec les mêmes critères avec lesquels on récompense, dans les foires, les bêtes prolifiques ; les enfants sont éduqués, depuis leur plus tendre enfance, au métier des armes et à la haine à l’égard de l’étranger ; les libertées individuelles s’amenuisent du moment que tout le monde est militarisé et continuellement appelé à faire le service militaire ; les guerres qui se suivent obligent à abandonner la famille, l’emploi, les biens et à sacrifier la vie même au profit d’objectifs dont personne ne comprend vraiment la valeur ; en quelques jours, on détruit le fruit de plusieurs dizaines d’années d’efforts accomplis en vue d’accroître l’aisance collective.

Les États totalitaires sont ceux qui ont réalisé de la façon la plus cohérente l’unification de toutes les forces au moyen d’une centralisation poussée et grâce à l’autarcie et ils se sont donc révélés comme les organismes les plus appropriés au milieu international d’aujourd’hui. Il suffit qu’une nation fasse un pas en avant vers un totalitarisme plus accentué pour qu’elle soit suivie par les autres, entraînées dans le même sillon par leur volonté de survie.

b) On a affirmé que tous les citoyens ont également droit à concourir à la formation de la volonté de l’État, cette volonté devant représenter la synthèse des diverses exigences économiques et idéologiques de toutes les catégories sociales, librement exprimées. Cette organisation politique a permis de corriger, ou pour le moins d’atténuer, plusieurs des injustices les plus criardes héritées des régimes précédents. Mais la liberté de presse et d’association et l’extension progressive du suffrage universel rendaient de plus en plus difficile la défense des anciens privilèges en maintenant le système représentatif.

Les économiquement faibles apprenaient, peu à peu, à faire usage de ces instruments pour donner l’assaut aux droits acquis par les classes aisées ; les taxes sociales sur les revenus non produits par le travail et sur les successions, les taux d’impositions progressifs sur les plus grosses fortunes, l’exemption des revenus les plus bas et des biens de première nécessité, la gratuité de l’école publique, l’accroissement des dépenses pour l’assistance et la prévoyance sociales, les réformes agraires, le contrôle des usines, menaçaient les classes privilégiées dans leurs citadelles les plus retranchées.

Mêmes les classes privilégiées qui avaient souscrit à l’égalité des droits politiques, ne pouvaient admettre que les classes pauvres s’en servent pour chercher à réaliser cette égalité de fait qui aurait donné à ses droits un contenu concret de liberté effective. Lorsqu’après la fin de la première guerre mondiale, la menace se fit trop pressante, il parut bien naturel que ces milieux applaudissent chaleureusement et appuient l’instauration des dictatures qui retiraient les armes légales des mains de leurs adversaires.

Par ailleurs, la formation de complexes industriels et bancaires gigantesques et de syndicats englobant sous une même direction des armées entières de travailleurs - syndicats et complexes qui faisaient pression, de tout leur poids, pour obtenir une politique plus conforme à leurs intérêts particuliers - menaçait de faire éclater l’État lui-même en plusieurs fiefs économiques en lutte exacerbée entre eux. Le système démocratico-libéral devint l’instrument dont ces groupes faisaient usage pour mieux exploiter l’ensemble de la collectivité ; c’est pourquoi ils perdaient de plus en plus de prestige et la conviction se faisait jour que seul l’état totalitaire aurait pu parvenir, par l’abolition des libertés populaires, à résoudre, plus ou moins, les conflits d’intérêt que les institutions politiques existantes n’arrivaient plus à endiguer.

En fait, par la suite, les régimes totalitaires ont consolidé, dans l’ensemble, la position des diverses catégories sociales aux niveaux atteints aux stades précédents, et ils ont bloqué - au moyen du contrôle policier sur toute la vie des citoyens et par l’élimination violente de toutes les divergences - toute possibilité légale d’apporter d’autres modifications à l’état de choses en vigueur. On a garanti ainsi le maintien d’une classe absolument parasitaire de propriétaires terriens absentéistes et de rentiers dont le seul apport à la production sociale consistait à détacher les coupons de leurs titres, ainsi que l’existence des classes monopolistes et des sociétés en chaîne qui exploitaient les consommateurs et faisaient se volatiliser l’argent des petits épargnants : des ploutocrates qui, cachés dans les coulisses, tiraient les fils des hommes politiques pour diriger toute la machine de l’état à leur profit exclusif, sous couleur de satisfaire aux intérêts supérieurs de la nation. C’est ainsi qu’étaient préservées les fortunes colossales d’un petit nombre et perpétuée la misère des grandes masses, exclues de toute possibilité de jouir des fruits de la culture moderne. De cette manière, on a sauvé un régime économique dans lequel les réserves matérielles et les forces de travail - qui devraient tendre à la satisfaction des exigences fondamentales en vue du développement des énergies vitales des hommes – étaient utilisées pour satisfaire les désirs les plus futiles de ceux qui étaient en mesure de payer les prix les plus élevés ; un régime économique dans lequel - grâce au droit de succession - la puissance de l’argent se trouvait perpétuée au sein d’une même classe, se transformant ainsi en un privilège auquel ne correspondait pas une quelconque valeur sociale de services effectivement rendus, et dans lequel la marge des possibilités du prolétariat était si réduite que, pour vivre, les travailleurs étaient souvent contraints de se laisser exploiter par quiconque leur offrait une possibilité d’emploi quelconque. Dans le but d’immobiliser les classes ouvrières et de les maintenir en état de soumission, on a transformé les syndicats - qui étaient auparavant des organismes de lutte libres et dirigés par des individus jouissant de la confiance des membres - en organismes de surveillance policière, sous la direction d’employés choisis par la classe qui gouverne et responsable devant elle. Si quelque modification est apportée à ce régime économique, c’est toujours et uniquement en fonction des exigences du militarisme, qui se confondent avec les aspirations réactionnaires des classes privilégiées, intéressées, les unes et les autres, à faire naître et à consolider les États totalitaires.

c) Contre le dogmatisme autoritaire, on a assisté à l’affirmation de la valeur permanente de l’esprit critique. Tout ce que l’on affirmait devait être justifié sous peine de disparition. C’est au caractère méthodique de cette attitude sans préjugés, que l’on doit la majeure partie des conquêtes opérées par notre société dans tous les domaines. Mais cette liberté d’esprit n’a pas survécu à la crise qu’a fait surgir les états totalitaires. De nouveaux dogmes - à accepter par conviction ou par hypocrisie – sont en voie d’être promulgués souverainement dans toutes les sciences.

Bien que personne ne sache ce qu’est une race et que les notions historiques les plus élémentaires en démontrent l’absurdité, on exige des physiologues qu’ils croient, démontrent et convainquent que l’on appartient à une race élue, uniquement parce que l’impérialisme a besoin de ce mythe pour exalter dans les masses la haine et l’orgueil. Les concepts les plus évidents de la science économique doivent être considérés comme anathèmes pour présenter la politique autarcique, les échanges équilibrés et les autres vieux instruments du mercantilisme, comme des découvertes extraordinaires de notre époque. En raison même de l’interdépendance économique de toutes les parties du monde, l’espace vital de chaque peuple qui veuille garder un niveau de vie correspondant à la civilisation moderne, est constitué par la totalité du globe : mais on a créé la pseudo-science de la géopolitique par laquelle on entend démontrer le bien-fondé de la théorie des espaces vitaux, afin de donner une base théorique à la volonté d’écrasement propre à l’impérialisme.

On falsifie les données fondamentales de l’histoire, toujours dans l’intérêt de la classe au pouvoir. Les ténèbres de l’obscurantisme menacent à nouveau de suffoquer l’esprit humain. L’étique sociale elle-même de la liberté et de l’égalité est battue en brèche. Les hommes ne sont plus considérés comme des citoyens libres qui tablent sur l’état pour mieux atteindre leurs finalités collectives. Ce sont les serviteurs de l’État qui fixe leurs finalités ; la volonté de ceux qui détiennent le pouvoir est considérée comme étant la volonté même de l’État. Les hommes ne sont plus sujets de droit, mais, disposés hiérarchiquement, ils sont tenus à obéir, sans discuter, aux autorités supérieures avec, à leur tête, un chef dûment divinisé. Le régime des castes renaît, dans toute sa force, de ses propres cendres.

Après avoir triomphé dans toute une série de pays, cette civilisation réactionnaire totalitaire a enfin trouvé, dans l’Allemagne nazie, la puissance estimée nécessaire pour en tirer les conséquences extrêmes. Sa victoire signifierait la consolidation définitive du totalitarisme dans le monde entier. Toutes ses caractéristiques s’en trouveraient exaltées au maximum, et les forces progressistes seraient condamnées, pour longtemps, à une simple opposition de signe négatif.

L’arrogance traditionnelle et l’intransigeance des milieux militaires allemands peuvent déjà nous donner une idée de ce que serait le caractère de leur domination après une guerre victorieuse. Les Allemands victorieux pourraient même se permettre un semblant de générosité envers les autres peuples européens ; ils affecteraient de respecter formellement leurs territoires et leurs institutions politiques, afin de gouverner en donnant satisfaction au stupide sentiment patriotique qui attache de l’importance à la couleur des poteaux de frontière et à la nationalité des hommes qui se présentent aux feux de ma rampe, plutôt qu’au rapport des forces et à la substance réelle des organismes de l’État. Quelque soit la manière dont elle est camouflée, la réalité serait toujours la même : une nouvelle division de l’humanité en Spartiates et Hilotes.

Une solution de compromis même, entre les parties en lutte, se traduirait par un autre progrès du totalitarisme, étant donné que tous les pays qui auraient pu échapper à l’emprise de l’Allemagne se verraient contraints d’adopter ses mêmes formes d’organisation afin de préparer convenablement la reprise de la guerre.

Mais si l’Allemagne hitlérienne est parvenue à abattre, un à un, les états plus petits, elle a, ce faisant, obligé des forces de plus en plus puissantes à entrer en lice. La courageuse combativité de la Grande Bretagne - même dans les moments les plus critiques où elle était demeurée seule à tenir tête à l’ennemi - a fait en sorte que les Allemands sont allés se heurter à l’insurmontable résistance de l’armée soviétique, ce qui a donné le temps à l’Amérique de mettre en route la mobilisation de ses ressources de production illimitées. Et cette lutte contre l’impérialisme allemand s’est étroitement liée à celle que le peuple chinois menait contre l’impérialisme japonais.

Des masses immenses d’hommes et de richesses ont fait front contre les puissances totalitaires ; les forces de ces puissances ont atteint leur apogée et elles ne peuvent plus désormais que se consumer progressivement. Les forces qui leur sont opposées, par contre, ont surmonté le moment de dépression maximum et elles sont en ascension.

La guerre des alliés stimule chaque jour davantage la volonté de libération, même dans les pays qui avaient succombé à la violence et qui avaient été étourdis par le coup reçu : elle réveille cette même volonté jusque chez les peuples des puissances de l’Axe qui, à leur tour, se rendent compte d’avoir été entraînés dans une situation désespérée, uniquement pour assouvir la soif de domination de leurs patrons.

Le lent processus par lequel d’énormes masses d’hommes se laissaient modeler passivement par le nouveau régime, s’y conformaient et contribuaient ainsi à le consolider, s’est arrêté ; et on assiste même à l’amorce du processus inverse. Font partie de cette immense vague qui se soulève, toutes les forces progressistes, les parties les plus éclairées des classes ouvrières qui s’étaient laissées détourner par la terreur et par les flatteries de leur aspiration à une forme de vie plus élevée ; les éléments les plus conscients des classes intellectuelles, offensés par la dégradation imposée à l’intelligence ; les chefs d’entreprises qui se sentant capables de nouvelles initiatives, voudraient se libérer des affublements bureaucratiques et des autarcies nationales qui entravent leurs mouvements ; tous ceux enfin qui, par un sens inné de dignité, ne savent pas plier l’échine dans l’humiliation de la servitude.

C’est à toutes ces forces qu’est confiée aujourd’hui la sauvegarde de notre civilisation.

- Illustrations :

Le visuel d’ouverture de cet article est un portrait d’Altiero Spinelli, grande personnalité politique du XXe siècle et militant fédéraliste dont il est question ci-dessus.

- Sources :

Initialement présentée par les « Edizioni del Movimento Italiano per la Federazione Europea » (i.e. « Publications du Mouvement Italien pour la Fédération Européenne ») et initialement publiée par la « Società Anonima Poligrafica Italiana », cette version du « Manifeste de Ventotene » est basée sur l’édition de janvier 1944 qui, d’après Spinelli lui-même, en était "le texte authentique et précis"...

Un document que nous publions avec l’aimable autorisation de nos partenaires du site : www.federaleurope.org.

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