Textes fondateurs

Le « Manifeste de Ventotene » (III)

« Vers une Europe libre et unie »

, par Altiero Spinelli, Ernesto Rossi

Le « Manifeste de Ventotene » (III)

Dans cette troisième et dernière partie du « Manifeste de Ventotene », ses co-auteurs examinent la société de l’après-guerre. Où il est - entre autres choses - question de réorganisation institutionnelle, de réformes sociales et de démocratisation politique afin d’éviter tout éventuel futur retour de flamme du "despotisme" autoritaire et fasciste...

Où le fédéralisme apparaît comme le véritable vecteur - pacificateur - du progrès économique et social... Et où les auteurs expriment leur idéal de société et de justice sociale : un idéal politique et social qui ne pourra être raisonnablement atteint qu’avec le préalable d’un dépassement de l’État national, dans le fédéralisme...

III. -Tâches de l’après-guerre. La réforme de la société

Une Europe libre et unie est le préalable nécessaire pour une exaltation de la civilisation moderne, dont l’ère totalitaire représente un arrêt. La fin de cette ère fera reprendre pleinement et immédiatement le processus historique contre l’inégalité et les privilèges sociaux. Toutes les vieilles institutions conservatrices qui en empêchaient la réalisation se seront écroulées ou seront croulantes ; et il faudra exploiter leur crise avec courage et décision.

Pour répondre à nos exigences, la révolution européenne devra être socialiste, c’est-à-dire qu’elle devra l’émancipation des classes ouvrières et la réalisation, à leur profit, de conditions de vie plus humanisées. La boussole d’orientation des mesures à prendre dans ce sens ne peut être cependant le principe purement doctrinal selon lequel la propriété privée des moyens effectifs de production doit être abolie, sur le plan théorique, et tolérée provisoirement et lorsque cela s’avérera inévitable. L’étatisation générale de l’économie a été la première forme utopique sous laquelle les masses ouvrières se sont représenté leur propre libération du joug capitaliste ; mais, même si réalisée pleinement, elle ne conduit pas au but rêvé mais bien à la constitution d’un régime dans lequel l’ensemble de la population est asservie à la classe restreinte des bureaucrates qui gèrent l’économie.

Le principe véritablement fondamental du socialisme - et dont celui de la collectivisation générale n’a représenté qu’une déduction hâtive et erronée - est celui selon lequel les forces économiques ne doivent pas avoir le pas sur les hommes mais leur être soumises et être guidées et contrôlées par eux, comme cela se passe pour les forces naturelles, de la façon la plus rationnelle et afin que les grandes masses n’en soient plus les victimes. Les forces de progrès gigantesques qui jaillissent de l’intérêt individuel ne doivent pas être étouffées dans l’étang mort de la pratique routinière, pour se retrouver ensuite face à l’insoluble problème de devoir ressusciter l’esprit d’initiative moyennant des différenciations de salaires et autres expédients de ce genre ; il faut, bien au contraire, exalter et amplifier ces forces en leur offrant davantage d’opportunités de se développer et de s’engager et il faut, dans le même temps, consolider et perfectionner les digues qui les canalisent vers les objectifs présentant les plus grands avantages pour la collectivité dans son ensemble.

La propriété privée doit être abolie, limitée, corrigée ou même élargie cas par cas, et non de façon dogmatique et par principe. Cette orientation fait partie naturellement du processus de formation d’une vie économique européenne affranchie des cauchemars du militarisme ou du bureaucratisme national. La solution rationnelle doit se substituer à la solution irréfléchie, et ce jusque dans la conscience des travailleurs. Pour mieux préciser la matière de cette orientation, et pour mettre en évidence que l’intérêt et les modalités de chaque point du programme doivent être pesés en fonction du préalable désormais indispensable de l’unité européenne, nous mettons en relief les points suivants :

a) On ne peut pas laisser à la discrétion des particuliers les entreprises qui, exerçant une activité nécessairement monopoliste, sont à même d’exploiter la masse des consommateurs, comme par exemple : les industries électriques, les entreprises que l’on veut maintenir en vie pour des raisons d’intérêt collectif mais qui ont besoin, pour survivre, de droits protectionnistes, de subsides, de commandes de faveur, etc... - l’exemple le plus remarquable de ce type d’industrie est représenté jusqu’ici, en Italie, par la sidérurgie - ainsi que les entreprises qui, par leur grandeur même, par l’importance des capitaux investis et par le nombre d’ouvriers employés, peuvent être en mesure d’opérer un chantage à l’égard des organes de l’état et d’imposer, par là une politique à leur avantage, comme pourraient faire les industries minières, les instituts financiers importants, les grandes entreprises d’équipement. C’est là un domaine où il faudra procéder, de toute évidence, à des nationalisations sur une très grande échelle, sans aucun égard pour les droits acquis.

b) Les caractéristiques qui, dans le passé, ont marqué le droit de propriété et le droit de succession, ont permis l’accumulation, dans les mains d’un petit nombre de privilégiés, de richesses qu’il faudra distribuer, pendant une crise révolutionnaire, dans un sens égalitaire ; ce, afin d’éliminer les groupes parasitaires et pour donner aux travailleurs les instruments de production dont ils ont besoin, dans le but d’améliorer leur position économique et leur faire atteindre une plus grande autonomie vitale. C’est dire que nous pensons, d’une part, à une réforme agraire qui, transférant la terre à ceux qui la cultivent, accroit considérablement le nombre des propriétaires et, d’autre part, [à une réforme industrielle qui étant la propriété des ouvriers] aux secteurs non étatisés, au moyen des gestions coopératives, de l’actionnariat ouvrier, etc…

c) Il faut apporter aux jeunes une assistance telle que les distances entre les positions de départ, dans leur lutte pour la vie, soient réduites au minimum. En particulier, l’école publique devra offrir d’effectives possibilités de poursuivre les études jusqu’aux degrés supérieurs, aux éléments les plus aptes et non pas seulement aux plus riches ; et elle devra préparer, dans toutes les branches d’études, en vue de l’accès aux divers métiers et activités libérales, un nombre d’individus correspondant à la demande du marché, de sorte que les rémunérations moyennes puissent se maintenir, pour toutes les catégories professionnelles, à peu près à un même niveau, et ce quelles que soient, au sein de chaque catégorie, les divergences salariales mesurées aux capacités individuelles.

d) Grâce à la technique moderne, le potentiel de la production en masse des produits de première nécessité est désormais presque sans limites et il permet de garantir à tous, et à un coût social relativement bas, la nourriture, le logement et le vestiaire, ainsi que le minimum de confort nécessaire pour sauvegarder le sens de la dignité humaine. La solidarité humaine à l’égard de ceux qui succombent dans la lutte économique, ne devra donc plus se manifester sous des formes charitables ; toujours avilissantes et qui suscitent les maux même auxquels elles entendent porter remède. Il faut prévoir, bien au contraire, des formes d’assistance qui garantissent à tous - que l’on soit ou non en mesure de travailler - un train de vie décent, sans toutefois réduire la stimulation au travail et à l’épargne. Personne ne sera donc plus acculé à la misère ou contraint d’accepter des contrats de travail jugulants.

e) La libération des classes des travailleurs ne peut se faire qu’en réalisant les conditions que nous venons d’énumérer aux points précédents et en les empêchant de retomber au pouvoir de la politique économique des syndicats monopolistes, lesquels transfèrent dans le secteur ouvrier, les méthodes d’étouffement propres, en tout premier lieu, au grand capital. Les travailleurs doivent être laissés libres de choisir leurs mandataires chargés de traiter collectivement les conditions auxquelles ils entendent prêter leur œuvre et l’État devra leur donner les moyens juridiques de sauvegarder leur droit au respect des pactes conclus. Mais toutes les tendances monopolistes pourront être combattues dès que l’on aura réalisé ces transformations sociales.

Ce sont là les changements nécessaires si l’on veut créer, autour du nouvel ordre, une ample couche de citoyens ayant intérêt à ce qu’il soit maintenu et si l’on veut donner à la vie politique une empreinte de liberté consolidée et caractérisée par un sens profond de la solidarité sociale. C’est en les fondant sur ces bases que les libertés politiques pourront vraiment avoir, aux yeux de tous, un contenu concret et non simplement de pure forme et ce, du fait que la masse des citoyens jouira d’une indépendance et d’une connaissance suffisantes pour exercer un contrôle continu et efficace sur la classe qui gouverne.

Il nous paraît superflu de nous étendre sur les institutions constitutionnelles vu que, ne pouvant prévoir les conditions dans lesquelles elles devront naître et opérer, nous ne ferions que répéter ce que tout le monde sait déjà sur la nécessité de disposer d’organismes représentatifs, sur la formation des lois, sur l’indépendance de la magistrature qui prendra la place de l’actuelle pour l’application impartiale des lois promulguées, sur les libertés de presse et d’association, nécessaires pour éclairer l’opinion publique et offrir à tous les citoyens la possibilité de participer à la vie de l’État. Il y a cependant deux questions sur lesquelles il nous semble opportun de mieux préciser nos idées, en raison même de leur importance particulière en ce moment, dans notre pays : celle des rapports de l’État avec l’église et du caractère de la représentation politique :

a) Le concordat, par lequel le Vatican a conclu son alliance avec le fascisme devra naturellement être aboli afin de confirmer le caractère purement laïque de l’État et affirmer, sans équivoque aucune, la suprématie de l’état sur la vie du pays. Toutes les croyances religieuses devront être également respectées, mais l’État ne devra plus avoir un budget des cultes.

b) La baraque de papier mâché que le fascisme a édifiée avec son organisation corporative tombera en miettes en même temps que toutes les autres parties de l’état totalitaire. Certains estiment que de ces débris on pourra tirer demain les matériaux pour le nouvel ordre constitutionnel. Quant à nous, nous ne le croyons pas. Dans les états totalitaires, les chambres corporatives ne sont que la farce couronnant le contrôle policier sur les travailleurs. Si même, par conséquent, les chambres corporatives avaient été l’expression sincère des diverses catégories de producteurs, les organes de représentation des différentes catégories professionnelles, elles ne pourraient jamais être qualifiées pour traiter des questions de politique générale et elles deviendraient, dans les questions plus spécifiquement économiques, des organes d’imposition au service des catégories les plus puissantes sur le plan syndical. Les syndicats auront d’amples fonctions de collaboration avec les organes de l’état préposés à la solution des problèmes qui les intéressent eux-mêmes plus directement ; mais il faut certes exclure qu’il puisse leur être dévolu une quelconque fonction législative, car cela se résoudrait par une anarchie féodale au sein de la vie économique et donc en un nouveau despotisme politique. Nombreux sont ceux qui se sont laissés prendre ingénument au mythe du corporativisme et qui pourront et devront être attirés par l’œuvre de rénovation ; mais il faudra qu’ils se rendent bien compte du degré d’absurdité de la solution dont ils rêvaient confusément. Le corporativisme ne peut avoir vie concrète que dans la forme choisie par les états totalitaires pour embrigader les travailleurs aux ordres de fonctionnaires qui en contrôlent les moindres mouvements, dans l’intérêt de la classe au pouvoir.

Le parti révolutionnaire ne peut être improvisé, comme l’œuvre d’un dilettante, au moment décisif, mais il faut qu’il commence à se former dès à présent, au moins dans son attitude politique de fond, dans ses cadres généraux et dans ses premières orientations en vue de l’action à mener. Il ne doit pas représenter une masse hétérogène de tendances diverses, rassemblées uniquement négativement et transitoirement, par leur passé anti-fasciste et dans la seule attente de la chute du régime totalitaire, et prêtes à se disperser, chacune dans sa propre direction, une fois le but atteint. Le parti révolutionnaire sait bien, au contraire, que c’est alors précisément que commencera véritablement son œuvre ; il faut donc qu’il soit constitué par des hommes se trouvant d’accord sur les principaux problèmes de l’avenir.

Il doit pénétrer, grâce à sa propagande méthodique, partout où il y ait des individus opprimés par le régime actuel et, prenant comme point de départ, à chaque fois, le problème senti, à ce moment là, comme le plus douloureux par les individus ou par les classes, il doit montrer qu’il se rattache à d’autres problèmes et en indiquer la solution. Mais dans la sphère, de plus en plus vaste, de ses sympathisants il ne doit prendre et introduire dans l’organisation du mouvement que ceux qui ont fait de la révolution européenne le but principal de leur vie et qui réalisent, jour après jour et avec discipline, le travail nécessaire, et qui veillent prudemment à la sécurité continue et efficace de celui-ci, même dans les conditions de la plus dure illégalité, afin qu’ils constituent ainsi le réseau solide qui confère sa résistance à la sphère plus fragile des sympathisants.

Tout en ne négligeant aucune occasion ni aucun domaine, pour semer sa parole, il doit diriger son action, en tout premier lieu, vers les milieux les plus importants en tant que centres de diffusion des idées et de recrutement d’hommes combatifs, et, avant tout, vers les deux groupes sociaux les plus sensibles dans la situation d’aujourd’hui, à savoir la classe ouvrière et les milieux intellectuels. La première est celle qui s’est pliée le moins sous la férule totalitaire et celle aussi qui sera la plus prompte à réorganiser ses rangs. Quant aux intellectuels, les plus jeunes en particulier, ils constituent la classe qui se sent suffoquer le plus, du point de vue spirituel, et qui a le plus le dégoût du despotisme au pouvoir. Au fur et à mesure, d’autres classes sociales seront attirées inévitablement dans le mouvement général.

Tout mouvement qui ne parviendrait pas à se concilier ces forces est condamné à la stérilité, étant donné que s’il est exclusivement un mouvement d’intellectuels, il sera privé de la force de masse nécessaire pour emporter les résistances réactionnaires et il aura une attitude de défiance à l’égard de la classe ouvrière qui le lui rendra bien et même s’il est animé de sentiments démocratiques, il sera enclin à glisser, face aux difficultés, sur le terrain de la mobilisation de toutes les autres classes contre les ouvriers, c’est à dire, en définitive, vers une restauration fasciste. S’il s’appuiera, au contraire, seulement sur le prolétariat, il sera privé de la clarté de pensée qui ne peut lui venir que des intellectuels et qui est, elle aussi, nécessaire en vue surtout du repérage des nouvelles tâches et des nouvelles voies ; il demeurera alors prisonnier du vieux classicisme, il verra des ennemis partout et il glissera vers la solution doctrinaire communiste.

Durant la crise révolutionnaire, c’est à ce mouvement qu’il incombe d’organiser et de diriger les forces progressistes, en se servant de tous les organismes populaires qui se forment spontanément comme des creusets ardents dans lesquels vont se fondre les masses révolutionnaires, non pour émettre des plébiscites, mais dans l’attente d’être guidées. Le mouvement puise sa vision et sa certitude de ce qu’il doit faire, non dans une consécration préventive de la part d’une volonté populaire encore inexistante, mais dans la conscience d’être la dépositaire des exigences profondes de la société moderne. Il émane ainsi, les premières directives de l’ordre nouveau, la première discipline sociale aux masses informes. A travers cette dictature du parti révolutionnaire, le nouvel état prend forme et, autour de celui-ci, la véritable démocratie nouvelle.

Il n’y a pas à craindre que ce régime révolutionnaire débouche nécessairement sur un nouveau despotisme. Il ne risque d’y aboutir que s’il a modelé un type de société servile ; mais si le parti sait, d’une main ferme et dès ses premiers pas, créer les conditions d’une vie libre au sein de laquelle tous les citoyens sont appelés à participer réellement à la vie de l’état, alors son évolution se fera - même si à travers d’éventuelles crises secondaires - dans le sens d’une compréhension progressive et l’acceptation de l’ordre nouveau de la part de tous ; et, par conséquent, dans le sens d’une possibilité croissante d’un fonctionnement correct d’institutions politiques libres.

C’est aujourd’hui qu’il faut savoir se débarrasser des vieux fardeaux devenus encombrants, se tenir prêt à accueillir les nouveautés qui se présentent et qui sont si différentes de tout ce qu’on avait pu imaginer, qu’il faut savoir rejeter ceux des anciens qui se révèlent ineptes et susciter, parmi les jeunes, des énergies nouvelles.

C’est aujourd’hui que se cherchent, et se trouvent, en vue de tisser la trame de l’avenir, ceux qui ont su discerner les motifs de la crise actuelle de la civilisation européenne et qui recueillent, de ce fait, l’hérédité de tous les mouvements d’élévation de l’humanité qui ont fait naufrage pour n’avoir pas su comprendre quel était le but à atteindre ni imaginer les moyens pour y parvenir.

Le chemin à parcourir n’est pas facile, ni sûr, mais il faut le parcourir, et cela se fera.

- Illustrations :

Le visuel d’ouverture de cet article est un portrait d’Altiero Spinelli, grande personnalité politique du XXe siècle et militant fédéraliste dont il est question ci-dessus.

- Sources :

Initialement présentée par les « Edizioni del Movimento Italiano per la Federazione Europea » (i.e. « Publications du Mouvement Italien pour la Fédération Européenne ») et initialement publiée par la « Società Anonima Poligrafica Italiana », cette version du « Manifeste de Ventotene » est basée sur l’édition de janvier 1944 qui, d’après Spinelli lui-même, en était "le texte authentique et précis"...

Un document que nous publions avec l’aimable autorisation de nos partenaires du site : www.federaleurope.org.

Mots-clés
Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom