Littérature

Le Pont sur la Drina (Ivo Andric)

« Na Drini cuprija », roman yougoslave

, par Ronan Blaise

Le Pont sur la Drina (Ivo Andric)

A Visegrad, Bosnie orientale, il est un pont sur la Drina. Un grand pont de pierre du XVIe siècle reposant sur onze arches à larges travées qui, sur la route de Stambul, relie non seulement les deux rives de la Drina, mais aussi la Serbie et la Bosnie, Belgrade et Sarajevo : l’Orient et l’Occident.

A l’heure où nos billets de banque en euro (qui ont d’ailleurs cours en Bosnie-Herzégovine...) glorifient justement ces ponts qui réunissent les peuples et relient les nations, il ne nous paraît pas complètement absurde de vous présenter ce roman, fameux chef d’oeuvre de la littérature (serbo-croate) contemporaine, qui raconte l’histoire méconnue et tourmentée des pays yougoslaves.

Une grande fresque littéraire

Et c’est sur ce pont que se concentre, depuis le XVIe siècle, la vie des habitants de cette bourgade des Balkans : chrétiens, juifs, musulmans venus de Turquie ou slaves « islamisés ».

C’est là que l’on palabre, que l’on s’affronte, que l’on flirte entre jeunes gens, que l’on commerce et marchande, que l’on joue aux cartes ou aux dominos et que l’on écoute les proclamations des puissants maîtres successifs du pays, Ottomans puis Austro-Hongrois.

Ce pont sur la Drina - au centre de la narration - est là l’épicentre du récit et le point fort autour duquel se concentrent les voix discordantes des hommes, autour duquel se cristallisent leurs passions et autour duquel se structure la vie de la Communauté, se définit son destin.

La Chronique de quatre siècles d’histoire

C’est la chronique de quatre siècles d’histoire que nous rapporte ici Ivo Andric - grand romancier yougoslave et prix Nobel de Littérature 1961 - mêlant ici la légende à l’histoire, la drôlerie à l’horreur, faisant revivre devant nous mille et un personnages originaux et pittoresques :

Comme Radisav d’Uniste (ce Serbe empalé par ordre du gouverneur ottoman pour avoir tenté de saboter les travaux de construction du pont) et Fata (cette fille d’Avdaga Osmanagic qui se jeta du haut du pont plutôt que d’accepter un mariage forcé avec le fils de Mustaj bey Hamzic...).

Ou encore comme Ali Hodja : ce vieux Turc traditionnaliste qui, lors de la « crise de l’occupation » de la Bosnie-Herzégovine par les austro-hongrois, en 1878 [1], voit alors avec consternation surgir en Bosnie-Herzégovine les troupes de l’Empereur Habsbourg François-Joseph...

La vision du passé développée par Ivo Andric - à la fois historique et en dehors de l’histoire puisque en même temps légendaire et réelle - est toute centrée sur la Bosnie, cette région centrale de l’ex-Yougoslavie où se rencontrent et se heurtent l’Orient et l’Occident, et où se côtoient plusieurs nationalités et religions : Serbes orthodoxes, Croates catholiques, Bosniaques musulmans (avec leurs ancêtres bogomiles...) et communautés juives séfarades.

Sinistres présages

Le comité Nobel avait ainsi - en 1961 - souligné chez cet auteur « la force épique avec laquelle il a(vait) su retracer les thèmes de l’histoire de son pays », décrivant tout à la fois les haines entre confessions et nationalités rivales et la complexité des rapports humains.

Ainsi, en 1914, le pont de Visegrad est endommagé par une explosion (mais, malgré tout, demeure debout...). Sinistre présage grâce auquel ce roman publié en 1945 - écrit par un bosnien d’origine croate (mais ’’yougoslave’’ de coeur et de par ses engagements politiques...) - nous parait aujourd’hui mystérieusement prémonitoire et prophétique.

Pouvait-il en effet alors savoir que la nouvelle Serbie indépendante, née des guerres nationales des années 1990, se choisirait comme hymne national la « Marche sur la Drina », ce chant patriotique de Stanislas Biniecki et Miloje Popovic ? Ce chant nationaliste, datant de la première guerre mondiale, qui glorifie les victoires remportées par les Serbes contre leurs ennemis austro-hongrois...

En effet, ce roman est davantage la fresque humaine de la vie quotidienne de petites gens désireuses de vivre en paix ensemble, plutôt que celle des grandes puissances belliqueuses avides de conquêtes ou de ces puissants de ce monde avides de pouvoir. Et c’est à ce titre que ce récit nous invite à penser que la guerre entre peuples différents - dans l’ex-Yougoslavie comme ailleurs - n’est décidément pas une fatalité.

- A lire : « Le Pont sur la Drina » ( « Na Drini cuprija » )

Un roman d’Ivo Andric (1892-1975, Prix Nobel de Littérature 1961), Ouvrage publié aux éditions Belfond en 1987 (édition brochée) (21,85 euro). Ouvrage également disponible en livre de poche, sous le n°14 110 (380 pages) (6,18 euro).

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Notes

[1Cette province étant, ultérieurement, formellement annexée par l’Autriche-Hongrie, en 1908...

Vos commentaires
  • Le 12 janvier 2009 à 02:19, par vojvoda En réponse à : Réctification

    Cet article contient une erreur sur l’hymne de la Serbie car il ne s’agit pas de « mars na Drinu » comme indiqué ci-dessus mais de « Boze pravde ».

  • Le 12 janvier 2009 à 09:05, par Laurent Nicolas En réponse à : Réctification

    Merci de ta vigilance, l’erreur sera corrigé rapidement.

  • Le 13 janvier 2009 à 07:21, par Ronan En réponse à : Réctification

    Ce n’est pas ce qui est écrit dans « L’Europe des Hymnes » de Wxavier Maugendre (Editions Mardaga, pp. 427-443). Où l’on apprend - entre autres choses - que « Boze pravde, tisto spase » (Dieu de justice sauve ton peuple) fut hymne national (mais de la défunte Yougoslavie royale !) entre 1918 et 1943. Mais il est vrai que tout cela n’est pas nécessairement gravé dans le marbre (et peut fort bien changer...).

  • Le 19 décembre 2009 à 08:51, par Ella En réponse à : Réctification

    L’hymne national serbe est effectivemt « Boze pravde » (et le texte a été modifié depuis,pour ne plus faire référence à un roi) et n’a jamais été « Marche sur la Drina », qui est simplement une très vieille chanson datant de la première guerre mondiale.

  • Le 20 décembre 2009 à 15:17, par Ronan En réponse à : Réctification

    Certes, mais ce n’était pas le cas au tout début des années 1990 comme l’indique très précisément M. Xavier Maugendre, le spécialiste français de musicologie et des hymnes nationaux (et toujours aux mêmes références : p. 438-439).

    Précisant au passage que le texte définitif de la « Marche sur la Drina » (effectivement datant de la première guerre mondiale, Maugendre ne dit d’ailleurs pas autre chose...) date en fait de... 1965 (repopularisé par un film de Mitrovic sorti en... 1964).

    Hymne qui au début des années 1990 - si, si : on insiste - a un statut d’hymne national en Serbie (p. 438).

    Et ce n’est que beaucoup plus récemment (très récemment), en fait bien après la chute du régime de Slobodan Milosevic (en octobre 2000) que la Serbie est revenue à un hymne plus traditionnel : l’ancien hymne royal effectivement expurgé de ses références explicitement monarchistes.

    L’Encyclopédie en ligne « wikipédia.en » ne dit d’ailleurs pas autre chose à propos de ce « Boze pravde » :

    « It was recommended by the Parliament of Serbia on August 17, 2004 and constitutionally adopted on November 8, 2006. The recommended text was made Law on May 11, 2009 ».

    Pour tout soucis d’interprétation de ces données factuelles, voir directement M. Xavier Maugendre. Merci.

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