Le corpus actuel des valeurs : une dangereuse universalité
Les valeurs européennes ont pour cœur et pour origine la doctrine des Lumières : le respect des libertés publiques et individuelles. Elles se sont adoucies dans leur portée impérialiste (j’y reviendrai) et ont été complétées par des notions plus contemporaines, telles que l’Etat de droit, le respect de la dignité humaine. Ces valeurs avaient été ramassées dans la Charte des droits fondamentaux, qui constituait la partie II du Traité constitutionnel. Pourtant, ces valeurs n’avaient rien de proprement européen. Elles étaient universelles.
N’est-il pas absurde de vouloir définir des valeurs spécifiques, donc additionnelles, alors qu’au sein même de l’U.E., certains pays refusèrent de constitutionnaliser des principes universaux dans la constitution avortée de 2005 ? On peut répondre que l’opposition était plus tactique que de principe. Ce sont des gouvernements, et pas les citoyens, qui refusèrent de constitutionnaliser cette Charte. Leur raison n’était pas une opposition à ces principes mais la volonté d’échapper à l’ingérence croissante de la Cour de Justice des Communautés européennes.
Passé ce moment de doute, on peut se rassurer en constatant le risque de s’en tenir à des valeurs universelles. Se limiter à des valeurs universelles mène effectivement à vouloir propager ces dernières. Or, la volonté d’exporter des valeurs a toujours montré sa vanité : la colonisation, l’occupation de l’Irak… Souvent, l’universalisme a été le prétexte à des opérations de captation des ressources, voire d’exploitation des peuples autochtones, en bref, à l’impérialisme. Ce mirage est préjudiciable pour l’Europe et contre-productif. Au lieu d’amener la convergence, il cristallise et radicalise les oppositions. Le projet de patriotisme constitutionnel de Jürgen Habermas, fondé sur l’universalisme et son interprétation … nationale, n’est pas satisfaisant. L’Europe, plutôt de que raviver un universalisme souvent pollué au moment de l’étendre, a l’opportunité sans précédent de constituer un « pouvoir doux » qui se garde de tout néocolonialisme.
Les valeurs spécifiquement européennes : un sain exercice de définition
Mon idée n’est pas de faire l’apologie du relativisme culturel. Je prône une sorte de troisième voie. Elle est paradoxale en ce qu’elle prend l’universalisme pour base, et affirme, par-dessus cette base, une spécificité des civilisations. Les valeurs sont alors l’objet d’un paradoxe : afin de ne pas radicaliser les différences entre civilisations, il convient non pas de tenter de jeter des ponts mais de préciser quelles sont les valeurs de la civilisation [1] européenne. En d’autres termes, le meilleur moyen de ne pas prêter le flanc à la guerre des civilisations est d’avoir un projet politique circonscrit par un corpus de valeurs particulières. Le moyen de ne pas exacerber les différences est de les identifier.
Les valeurs universelles, contenues dans le préambule de la Charte, peuvent être aisément énumérées : « l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’Etat de droit. Elle place la personne au coeur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant le principe de liberté, de sécurité et de justice ».
Les valeurs européennes sont plus dures à circonscrire, car il faut avoir la certitude qu’elles ne sont pas l’objet d’une instrumentalisation géopolitique, notamment pour exclure a priori la Turquie. Quelles valeurs doit-on considérer comme européennes ? « L’héritage culturel, humaniste et religieux » a beaucoup fait débat au moment de la Convention. Ce fut la première tentative d’adjoindre aux droits universels des valeurs typiquement européennes. L’héritage culturel, complexe, plein d’îlots et de marches, était intéressant mais flou. L’héritage religieux fut extrêmement controversé, surtout en France. Il est vrai que la volonté de certains de cantonner l’Europe à un club judéo-chrétien avait des implications philosophiques et géopolitique (exclusion de la Turquie) explicites. L’héritage humaniste fut celui qui fit le moins débat. Afin d’enterrer cet échec, essayons en quelques mots de ne pas reculer devant la tâche de définir des valeurs plus sociologiques que philosophiques ou historiques.
On peut s’évertuer à chercher les valeurs européennes, en dépit de cet échec. Proposons, comme valeurs additionnelles européennes, l’individualisme et le sécularisme. Ces deux valeurs sortent du piège de « l’héritage », dont le caractère historique, déterministe, convient peu à un socle de valeurs tourné vers l’action européenne. L’individualisme est, me semble-t-il, une caractéristique des sociétés européennes autant qu’une valeur, celle du refus de vivre selon les règles non discutées d’une quelconque communauté. On objectera alors que l’individualisme est une valeur occidentale, pas uniquement européenne. Là où l’Europe se distingue du monde anglo-saxon, c’est que l’individualisme est compensé par des mécanismes de solidarité, principe déjà inscrit dans la Charte et dans les textes de loi des pays européens.
C’est surtout une seconde valeur qui nous distinguerait du monde anglo-saxon. Le sécularisme caractérise en effet les sociétés européennes, à la différence des Etats-Unis, où la religion n’est pas qu’un héritage mais bel et bien une dimension omniprésente.
Attention, le sécularisme est l’agrégation de la conviction, de la part des membres d’une société, que la vie publique ne doit pas être régie en fonction de règles religieuses. Il n’est pas à confondre avec la laïcité, même si le processus de sécularisation a parfois été, comme en France, impulsé par l’Etat. Ainsi, le Danemark, où l’Eglise protestante est religion d’Etat et où les pasteurs sont fonctionnaires, est sécularisée. Nous sommes néanmoins conscients que des valeurs sociales, et non philosophiques, seraient difficiles à faire reconnaître. Un premier débat est ici ouvert.
L’intérêt de définir des valeurs spécifiquement européennes
Cette réflexion, qui, globalement, relève plutôt de la philosophie politique, a-t-elle une utilité politique ? La définition des valeurs européennes a un intérêt géopolitique externe et politique interne. Tel est le second débat.
Non seulement cela clarifierait les bases de notre civilisation dans le but de se prémunir d’un choc civilisationnel, mais la définition des valeurs européennes aiderait à résoudre l’épineuse question de l’extension géographique de l’Union. Un corpus bien identifié permettrait aussi d’être une Union géographiquement ouverte avec des critères objectifs, sans être seulement techniques. Les valeurs ont quelque chose de plus que l’acquis communautaire. Comme son nom l’indique, l’acquis est un état accompli. Les valeurs, elles, garantissent que les pays sont animés par les mêmes visées. Les valeurs sont certes le socle, mais aussi la visée d’une union politique : elles sont programmatiques. Le mandat de la P.E.S.C. de l’Europe serait ainsi dessiné d’un trait plus épais qu’à Maastricht, où il a été défini : un soft power.
L’intérêt de définir les valeurs européennes n’est pas seulement externe, il est aussi interne. Si les valeurs sont ce qui dicte, en plus de la volonté d’être puissant, l’action politique, il faut les intégrer aux règles de fonctionnement de l’Union. Ces valeurs devraient alors être constitutionnalisées. Il est plus facile de savoir quelles compétences communautariser lorsque le cadre est connu. Les valeurs européennes sont un cadre bienvenu à l’action politique, à l’heure où l’on ne sait plus à quoi doit servir l’Europe. Un corpus bien identifié de valeurs est toujours ce qui a animé l’action politique et soudé gouvernants et gouvernés. Si les citoyens se reconnaissent dans des valeurs communes, ils auront fait leur ce « machin ». Certains expliquent la panne de l’Union européenne par des motifs tactiques – essentiellement des usages nationaux de la politique européenne. Elle vient aussi d’une incertitude quant au projet qui nous anime. D’où le repli, au pire, sur le nationalisme, au mieux, sur une Europe de projets techniques et économiques sans âme.
La définition de valeurs européennes est un des éléments de la relance de l’Union. Souhaitons que les projets de Constitution, comme le Traité, contiennent moins de politique et plus de fondamentaux, comme les valeurs. Que les politiciens s’écharpent moins sur des valeurs que sur de vrais propositions politiques paneuropéennes. Inversons donc la vapeur d’ici aux élections européennes de 2009 !
1. Le 16 octobre 2007 à 10:20, par David En réponse à : Y a-t-il des valeurs spécifiquement européennes ?
j’ai un peu de mal à comprendre cet article. L’auteur semble rejeter l’idée que l’Europe défend un projet politique universel (ce qui est ma conviction) au profit d’une hypothétique troisième voie qui demeure assez difficile à cerner. Je ne vois donc pas pourquoi le projet universaliste redéfinit par Habermas ne colle pas à la réalité européenne. également je trouve un peu discutable cette opposition entre un monde soit disant européen et un monde anglosaxon... De mon point de vue, il n’y a pas de différence de « valeurs » entre le monde américain (puisqu’il me semble que c’est le monde des USA qui est pudiquement visé) et le monde européen. La liberté (qu’il faut substituer à l’individualisme cité dans l’article et qui ne constitue pas une valeur) et le respect de la personne me semble être les piliers de tout modèle démocratique. Cela me rappelle la controverse entre Rawls (philosophe kantien) et les pluralistes qui défendent la thèse du relativisme culturel. Au fond, Rawls avait conclu la controverse au sujet de son modèle de pacte social en affirmant que s’il était vrai que le modèle démocratique supposait l’adhésion à certaines valeurs, ces dernières avaient effectivement un caractère universel, non parce qu’elles sont appliquées partout mais parce qu’il serait souhaitable qu’elle le soit. Bref, je ne vois pas en quoi l’Europe a quelque chose de spécifique. De ce point de vue, il me semble également que la reflexion qui sous tend l’article (et la discussion politique sur cette idée des valeurs) n’est pas : « quelles valeurs sont effectivement défendues par le modèle politique européen » mais « recherchons vite des valeurs qui nous seraient spécifiques afin de nous réunir ». Un peu comme quand Sarkozy et Royal couraient après les drapeaux bleu blanc rouge et la marseillaise... Amitiés, David
2. Le 16 octobre 2007 à 19:38, par Ronan En réponse à : Y a-t-il des valeurs spécifiquement européennes ?
Bref, il aurait décidément été bien pratique que l’Europe soit le seul espace géographique au monde où fleurissent simultanément démocratie, état de droit, libertés, aspiration à la justice sociale, individualisme, etc.
Cela aurait effectivement permis de mieux souder nos sociétés autour de cette bien improbable ’’singularité’’ et, ainsi, de mieux délimiter la ’’frontière’’ entre ceux qui en sont (effectivement) et ceux qui n’en sont pas (du tout)...
Malheureusement le monde est beaucoup plus complexe que ça (notamment le ’’monde anglo-saxon’’, beaucoup plus divers qu’il n’est décris ci-dessus...) et - pas de chance (heureusement, tout de même...) - ce n’est d’ailleurs pas le cas. Et si nous portons effectivement aujourd’hui ces valeurs en Europe, officiellement tout du moins de la part de nos Etats, ce n’est que de manière somme toute relativement imparfaite et, également, assez récente (espérons juste, vite, que ce n’est pas trop provisoire...).
Mais, doit-on vraiment s’attrister du seul fait que nos valeurs soient universelles ?! Car si on perd effectivement là un ciment, on y gagne en rayonnement, non ?!
Par ailleurs : participer à la construction européenne, ce n’est pas seulement partager un certain nombre de valeurs philosophiques et politiques (condition nécessaire, mais pas suffisante...) c’est aussi tout simplement vouloir être partie prenante dans ce projet, non ?!
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