Agenda 2030 : espoirs et écueils pour l’UE et le fédéralisme européen

, par Hector Niehues-Jeuffroy, traduit par Isabelle Reuter

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Agenda 2030 : espoirs et écueils pour l'UE et le fédéralisme européen

Le vendredi 25 septembre 2015 n’évoque, pour beaucoup, rien de particulier. Pourtant, ce jour-là a eu lieu un événement historique, passé pratiquement inaperçu, peut-être parce qu’il n’a pas reçu la couverture médiatique qu’il méritait. Les retombées de cet événement se font néanmoins encore ressentir à l’heure actuelle car ses conséquences sont prises en compte par de nombreux pays pour l’élaboration de leurs stratégies et de leurs lois.

Ce jour-là, après trois années de débats animés, les nations du monde entier ont fait des 17 objectifs pour le développement durable (ODD) de l’Agenda 2030 des Nations Unies une priorité. Par cela, ils ont mis en place ce qui se rapproche autant que possible d’un programme politique mondial. Contrairement aux programmes de développement adoptés par le passé, l’Agenda 2030 de l’ONU abandonne le système insensé de catégorisation des États entre pays développés, modèles à suivre, et pays en développement, à la traîne, pour épouser l’idéal du développement durable. Ce faisant, l’ONU reconnaît que, jusqu’à présent, aucun pays n’a réussi à mettre en place un système durable qui trouve le point d’équilibre entre environnement, société et économie. Bien que cette notion puisse paraître étrange si l’on considère les gratte-ciels de Francfort ou de Varsovie, l’air pur et l’eau potable dont bénéficient les habitants de nombre de villes européennes, ou encore les larges pans de terre protégés, du point de vue de l’Agenda 2030, l’Europe est un pays en développement. Et dans un sens, elle l’est véritablement : malgré tous ses efforts pour atteindre cet objectif, l’Europe est encore loin d’être durable. Ces dernières années, l’impact de l’Agenda 2030 a peu à peu commencé à imprégner les politiques européennes ; tout récemment, en janvier 2019, la Commission européenne a ainsi publié le document de réflexion « Vers une Europe durable à l’horizon 2030 ». Pourtant, pourquoi l’UE devrait-elle prendre en compte un plan d’action de l’ONU davantage destiné aux États les plus pauvres du monde qu’aux Etats membres de l’UE ? L’Agenda 2030 peut-il être appliqué au niveau européen et, si oui, à quoi ressemblerait concrètement un programme fédéraliste basé sur l’Agenda 2030 ?

Pour établir un plan d’action politique européen, il faudrait amender l’Agenda 2030…

La manière dont l’UE a réagi aux crises auxquelles elle a été confrontée durant la dernière décennie le confirme : étant donné que ses États membres possèdent des systèmes économiques et sociaux, des cultures et des histoires différentes, et que, par conséquent, leurs priorités divergent, l’Union est avant tout confrontée à un manque de cohésion politique. Ses États membres ne parviennent pas à s’unir autour d’un plan d’action clairement formulé, qui nécessite de trouver un consensus. Face à ce vide stratégique, l’Agenda 2030 présente l’avantage d’avoir été déjà signé par tous les États membres de l’UE. En outre, le texte a été rédigé de façon à être acceptable pour tous les pays, dont la diversité est bien plus importante que celle trouvée au sein de l’UE.

Néanmoins, l’Agenda 2030 étant justement un compromis adoptable par chaque nation, il présente également des lacunes considérables, qui le rendent peu adapté au contexte européen. Alors que le respect de la dignité et des droits humains, la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit sont des valeurs fondamentales de l’UE, l’Agenda 2030 ne s’y attèle que superficiellement, voire pas du tout. Les ODD concernent certes de nombreux points en matière de dignité humaine, mais ne sont pas ancrés dans un programme de défense des droits humains (même s’il faut reconnaître qu’au sein de l’UE également, plusieurs gouvernements et un nombre considérable de citoyens semblent ne pas totalement partager cette vision). Il est vrai que les Objectifs 5 et 10 visent à promouvoir l’égalité économique et l’égalité des genres, mais ils passent à côté de beaucoup d’autres, comme les inégalités sociales ou politiques. L’Objectif 16 vise, entre autres, à promouvoir l’État de droit, mais la liberté et la démocratie sont absents de l’Agenda 2030. Il existe également des contradictions délicates entre certains de ses objectifs. Par exemple, il cherche à la fois à encourager le développement industriel et à atténuer le changement climatique.

Ces contradictions suscitent déjà des débats animés au niveau international comme national et qui seraient à prévoir au sein de l’UE. Par ailleurs, et peut-être est-ce le point le plus problématique, l’Agenda 2030 ne s’attaque pas à certaines priorités des citoyens européens, comme la lutte contre le terrorisme ou l’adoption d’une réponse commune des États membres face à la crise migratoire. Il faut néanmoins souligner que certaines de leurs priorités, comme la lutte contre la pauvreté, l’exclusion sociale et le chômage des jeunes, le développement de la croissance économique, la lutte contre le changement climatique, ou encore l’amélioration des droits des consommateurs et de la santé publique, sont totalement du ressort des ODD (des Objectifs 3, 4, 5, 9, 10, 11, 12 et 13 en particulier). Ajoutons que rien n’empêche d’établir une stratégie de développement européenne fondée sur l’Agenda 2030 et d’y apporter les ajouts nécessaires pour prendre en considération les mises en gardes et combler les lacunes décrites ci-dessus. Par contre, les leaders européens devraient veiller à ne pas compromettre l’avantage principal de l’Agenda 2030, à savoir, le consensus autour duquel il est construit.

…mais cela pourrait bien être la meilleure opportunité de l’UE pour établir un plan d’action politique consensuel

Il ne faut pas sous-estimer l’argument de la consensualité en faveur du rôle potentiel de l’Agenda 2030 comme agenda politique européen. Dans une Union européenne où les différents chefs d’États peinent souvent à se mettre d’accord sur la manière de procéder, un tel agenda pourrait offrir aux démocraties européennes libérales et illibérales une opportunité de s’unir autour d’une même logique de coopération et d’action. Les répercussions à long terme sont aussi à prendre en compte : après avoir réussi à mettre en place un agenda commun, les dirigeants pourraient utiliser l’expérience acquise pour aborder de manière constructive des sujets plus controversés comme l’immigration ou les droits des personnes LGBTIQ. De plus, au-delà du consensus autour duquel l’Agenda 2030 a été signé, nombre de points positifs viennent jouer en sa faveur.

Les leaders européens, dont beaucoup ont personnellement pris part aux négociations, se sont appropriés en grande partie le texte, ce qui est essentiel pour qu’il reçoive le soutien politique nécessaire. Par son approche globalement thématique (la prospérité, la nutrition, la santé, l’éducation, le changement climatique, l’égalité des genres, la protection environnementale, l’hygiène, la justice sociale etc. sont autant de thèmes que les ODD abordent), l’Agenda 2030 est assez vaste pour pouvoir servir de cadre à la politique de développement générale de l’UE. Lors de l’élaboration de cette stratégie européenne, la place des priorités nationales de la plupart des États membres pourrait être négociée à l’échelle de l’UE. L’Agenda 2030 propose en outre, grâce aux ODD, un ensemble clairement établi d’objectifs et des indicateurs cibles pour chacun de ces objectifs.

Par conséquent, les États membres ont déjà adapté ou adaptent leur système statistique pour qu’ils puissent mesurer leur avancement dans la mise en place des ODD. Il s’agit d’un élément important, étant donné que seule une évaluation adéquate des progrès accomplis peut permettre aux États de poursuivre dans cette voie et de finalement atteindre les ODD et adapter leur stratégie de développement pour instaurer un système durable. Au final, l’Agenda 2030 a beau être le « plus grand dénominateur commun », il constitue sans doute une opportunité sans égal pour l’Europe de mettre en place un plan d’action commun, consensuel, et qui a le potentiel de recevoir l’approbation de l’opinion publique. Le but ultime de l’Agenda 2030 est de diriger les efforts de tous pour que la terre que nous transmettons aux générations futures soit au moins aussi accueillante, vivante et généreuse qu’elle l’est aujourd’hui.

La graine d’un plan d’action européen est déjà semée, au fédéralisme de la faire pousser

L’Agenda 2030 a déjà fait ses premiers pas sur la scène politique européenne. En effet, en 2016, la Commission européenne s’est engagée, dans un communiqué sur les prochaines étapes pour un avenir durable (« Next steps for a sustainable European future – European action for sustainability »), à « intégrer les objectifs de développement durable dans le cadre d’action européen et les priorités de la Commission actuelle ». Ce communiqué a été suivi d’une « résolution sur l’action de l’Union pour la durabilité », adoptée par le Parlement en été 2017, et de la création d’une plateforme pluripartite à haut niveau destinée à faciliter la poursuite des ODD au sein de l’Union.

L’un des résultats majeurs des efforts déployés par la Commission en la matière est le document de réflexion « Vers une Europe durable à l’horizon 2030 », qui précise les fondements politiques et les facteurs nécessaires à l’avancée vers une Europe durable et qui décrit en détail les performances de l’UE concernant les ODD. En plus de cette progression conceptuelle, un nombre croissant d’acteurs du monde politique aux niveaux local, national et européen, dont des figures majeures comme Udo Bullmann, le leader des socialistes et démocrates du Parlement européen, ont clairement affiché leur soutien à la priorisation par l’UE des ODD via par exemple des engagements budgétaires clairs.

Il faut aussi souligner que les ODD s’attaquent à la plupart des priorités des citoyens européens, comme par exemple la croissance économique, la lutte contre le chômage des jeunes, la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement, ou encore la sécurité sociale. Élément essentiel aux yeux des défenseurs d’une Europe fédérale (dont je fais partie), l’Agenda 2030 représente une vision politique autour de laquelle le mouvement fédéraliste pourrait s’unir et rassembler de larges pans de citoyens européens, qui y verraient une réponse à leurs préoccupations, sans mettre l’accent sur les sujets qui les divisent.

Dans la logique du fédéralisme, c’est-à-dire en respectant les différentes particularités, préférences et prérogatives des États membres, un plan d’action fédéraliste basé sur les ODD soumettrait la majorité des problématiques non abordées par l’Agenda 2030 à l’examen minutieux des États membres, de façon partagée ou non. Une telle approche est nécessaire, car elle laisserait aux États membres assez de marge pour pouvoir s’attaquer aux problématiques absentes de l’Agenda 2030 mais urgentes aux yeux de leur populations respective, en particulier l’immigration et la sécurité, sans pour autant compromettre la progression d’autres États membres. La Déclaration d’Amsterdam de Volt Europa témoigne clairement de l’empreinte laissée par l’Agenda 2030 sur un mouvement fédéraliste.

Or, le consensus adopté autour de la durabilité y a été ruiné par l’adoption de positions « progressistes » intransigeantes sur divers sujets controversés. Ceci pourrait malheureusement impliquer que l’attrait de Volt Europa reste confiné à la branche progressiste des fédéralistes, et donc encore une opportunité manquée de faire progresser le fédéralisme vers le courant politique dominant. S’il veulent réussir à unir l’Europe autour d’un plan d’action commun basé sur les ODD, les fédéralistes auront à marcher sous deux bannières, celle de la durabilité et celle du véritable fédéralisme.

Prochaine étape : un plan d’action pour une Europe durable et fédérale à l’horizon 2030

Si le mouvement fédéraliste (dans son ensemble ou en partie) est convaincu par une approche fondée sur l’Agenda 2030, la prochaine étape sera d’élaborer une stratégie pour atteindre une Europe durable d’ici à 2030. La plateforme pluripartite à haut niveau, destinée à faciliter la poursuite des ODD au sein de l’UE, appelle à l’adoption d’une telle stratégie et à l’implication de « la société civile, des partenaires sociaux, des établissements d’enseignement, de l’industrie, des régions et des villes ». Cette plateforme pourrait dès lors bien être un bon moyen de parvenir à la création de cette stratégie. Par ailleurs, faire participer de façon active ces acteurs aux débats représente une excellente opportunité pour le mouvement fédéraliste de toucher des pans de la société civile qui n’ont pas de contacts avec le fédéralisme et de parvenir, à terme, à les rallier à cette cause.

En plus de la stratégie mentionnée plus haut, le mouvement fédéraliste pourrait créer une feuille de route avec des échéances, des objectifs et des évaluations, pour élaborer par la suite un programme politique exigeant des résultats. Ce programme politique devra trouver un juste milieu entre les priorités objectives de l’Agenda 2030 et les priorités subjectives des citoyens européens décrites précédemment.

Quel cadre pourraient donner les ODD à un tel programme politique ? L’UE fait partie des mauvais élèves en matière de modèles durables de production et de consommation (ODD 12), de conservation et d’exploitation durable des océans, des mers et des ressources marines (ODD 14), et de partenariats mondiaux (ODD 17). Or, aucun de ces objectifs ne figure parmi les priorités des citoyens européens, ce qui souligne à nouveau la nécessité pour les politiques d’utiliser le cadre de l’Agenda 2030 pour trouver un juste milieu entre les priorités des citoyens européens et les urgences en matière de développement durable.

L’histoire a révélé que les priorités des citoyens européens sont susceptibles de changer face à une argumentation consciencieuse, qui respecte leurs besoins et leur demande de faire des compromis. Pour finir, tout programme de développement durable devrait être accompagné d’un programme de fédéralisation qui y soit étroitement lié et qui renforce la gouvernance de l’UE jusqu’à un certain degré, pour lui permettre de s’attaquer à des défis en matière de durabilité, ce qui est impossible dans le système intergouvernemental actuel. Le résultat final devrait être la mise en place d’un plan d’action complet et consensuel pour parvenir à une Europe durable et fédérale d’ici à 2030.

Pour nombre d’observateurs, les objectifs fixés par ce plan d’action paraîtront optimistes voire utopiques. Je reste néanmoins persuadé que l’Europe est bel et bien un pays en développement, dans le meilleur sens du terme, et que, si c’est nécessaire, elle saura trouver la force de grandir et la volonté de s’unir, pour finalement dépasser ses limites actuelles.

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