Anne Piéjus : « La ’marque Molière’ réside dans les appropriations multiples faites en Europe et dans le monde, qui montrent que c’est un théâtre plein de ressources »

, par Sophia Berrada

Anne Piéjus : « La 'marque Molière' réside dans les appropriations multiples faites en Europe et dans le monde, qui montrent que c'est un théâtre plein de ressources »

INTERVIEW MENSUELLE. Anne Piéjus est musicologue, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la France et de l’Italie du XVIIème siècle, et autrice d’ouvrages sur la musique et le théâtre. A l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de Molière, elle a répondu aux questions du Taurillon sur ses influences et son héritage européens.

Le Taurillon : Molière est né à Paris, en 1622, mais c’est dans le Pays d’oc qu’il façonne son succès au théâtre. Qui était-il alors, et comment en est-il venu à sillonner les routes occitanes ?

Anne Piéjus : On a une image de Molière qui est celle d’un héros républicain courageux, d’une figure de l’ascension sociale. Tout ça est en fait assez faux ! Ce n’est pas tellement l’histoire d’un enfant pauvre qui se serait hissé grâce au mérite, mais celle d’un fils issu d’une bourgeoisie très établie : son père était tapissier du roi.

Le spectacle itinérant était la norme au XVIIème siècle, et Molière n’a pas fait exception. Dans le pays d’oc, il est allé jouer dans des cours, parfois mineures, mais toujours sous l’aile de divers protecteurs. Il voyageait en coche, « en première » en quelque sorte, avec des quintaux et des quintaux de matériel de scène.

Dans le royaume de France d’alors, il existe une vraie tradition du théâtre occitan, que certains de mes collègues de Montpellier et de Toulouse sont en train de redécouvrir. C’est passionnant, car aujourd’hui on a un regard trop centralisé sur notre héritage de théâtre. À l’époque, il y avait plein de théâtres, notamment celui de Béziers dont on a des archives des répertoires, où on jouait des choses très diverses : des comédies populaires, du théâtre très écrit, des textes venus de Paris ou d’ailleurs. Pendant son itinérance dans les Pays d’Oc, Molière est en contact avec la richesse de cette tradition-là. Il fait aussi la rencontre de comédiens remarquables dont certains sont entrés dans sa troupe.

Peut-on déceler des influences européennes dans le théâtre de Molière ?

Les influences étrangères dans le théâtre de Molière sont en premier lieu celles de la comédie espagnole, traduite et éditée en France, et donc très connue, comme le Cid de Corneille. Le Festin de Pierre, une pièce ensuite rebaptisée Dom Juan, est par exemple l’adaptation par Molière d’une pièce espagnole.

L’Italie a une double influence. La commedia dell’arte, d’abord, est très connue de Molière et de tous ses contemporains grâce à la présence de comédiens italiens qui jouent à Paris de ce théâtre « à canevas », c’est-à-dire semi-improvisé. Ensuite il y a la pastorale, un genre italien qui met en scène des bergers, dans un langage assez élevé, avec un code amoureux, qui se retrouve beaucoup dans certaines scènes, en particulier les scènes chantées des comédies-ballets de Molière.

En 1641, Molière a 19 ans. Le cardinal Richelieu réhabilite le métier de comédien et autorise les représentations théâtrales. Quel est l’objectif de cette promotion des arts ?

Au XVIIème siècle, sous l’impulsion de Richelieu et plus nettement encore à l’époque de Louis XIV, le théâtre et les arts deviennent des instruments politiques forts. La politique d’unification du royaume est concomitante de l’institutionnalisation des arts et de leurs professions, mais aussi de la rédaction d’un dictionnaire de l’académie, qui travaille à unifier la langue et à la normaliser. Tout ça va de pair avec l’instauration d’une administration moderne. A l’époque de Louis XIV, règne guerrier et meurtrier, les arts et le théâtre deviennent des outils puissants de la propagande royale. Le théâtre est aussi un outil de distribution des faveurs auprès des courtisans : qui sera invité à la cour pour assister au spectacle ? Le théâtre est aussi un outil politique et diplomatique très fort de diffusion de la culture française. A la cour du roi, devant les ambassades, puis dans toutes les cours d’Europe, on joue le théâtre de Molière.

Comment se diffuse le théâtre de Molière en Europe ?

La diffusion du théâtre de Molière tient à des vecteurs très variés. Il y a les livres, ceux qui paraissent en français, puis les traductions. Mais ce n’est pas qu’un livre, Molière. C’est un spectacle. C’est d’abord et avant tout par le jeu théâtral que ses pièces se sont répandues. Les troupes itinérantes lui ont permis d’être mieux diffusé que d’autres auteurs de la même époque, comme les penseurs moralistes qui eux sont seulement lus.

Les artistes, les comédiens, les impresarios, les directeurs de troupe, tout ce monde voyage beaucoup. Ils sillonnaient les routes au fil desquelles leurs répertoires se croisaient, se modelaient. Les Pays-Bas ont été une plaque tournante de cette influence de Molière. De là, son théâtre s’est répandu vers le Danemark et la Norvège. Depuis l’Allemagne, il a irradié vers l’ancien empire austro-hongrois. On retrouve des traces de pièces de Molière, datant du XVIIIème siècle, en Bohême, en Hongrie, en Croatie. A Dubrovnik, en 1682, s’est ouvert un théâtre dans lequel se tenaient des « Moliérades » : on jouait des pièces à la façon de Molière pour le public croate.

A-t-il été joué à l’étranger de son vivant ?

Molière a été joué à l’étranger de son vivant, mais à des dates très variables. On a joué ses pièces assez vite dans les pays qui n’avaient pas de fortes traditions nationales comme en Angleterre. Il s’est diffusé relativement rapidement partout ailleurs en Europe sauf en Espagne et au Portugal où la comédie locale avait beaucoup de succès. Ce sont des pays où il y avait une tradition théâtrale nationale très forte. Le théâtre de Molière n’y est arrivé qu’en 1750, soit plus de quatre-vingt ans plus tard qu’en Angleterre !

Quelles pièces rencontrent le plus de succès à l’étranger ?

Au XVIIIème siècle, ce sont les pièces les plus comiques et les plus courtes, comme Les Fourberies de Scapin qui rencontrent le plus de succès. Dom Juan, aussi, a fait fureur en Italie. En revanche, les grandes comédies en cinq actes et en vers, comme Tartuffe, ne se sont pas bien exportées.

Était-il interprété en français ?

Au XVIIIème siècle naît une francophilie européenne qui a été très bien relayée par le spectacle. On jouait en français devant les publics de cour, où l’apprentissage de la langue française était un must, ça a été le cas pendant très longtemps en Pologne et en Russie. On a aussi ouvert des théâtres privés où on jouait en français, comme à Vienne en Autriche, dès 1740. On lisait et on jouait Molière dans tous les collèges d’Europe pour apprendre le français. C’est aussi devenu un outil pédagogique, un outil linguistique.

Il y a aussi eu des traductions de Molière.

Les troupes itinérantes, elles, jouaient effectivement des traductions. Et qui dit traduction, dit très souvent adaptation aux langues locales. L’Italien Scalabrini, très célèbre à l’époque, a réutilisé Le Sicilien ou l’Amour peintre, cette comédie de Molière absolument délicieuse - qu’à mon avis on ne joue pas assez - pour en faire un opéra joué à Prague et à Copenhague.

Ce n’est pas toujours facile de déterminer ce qui est encore du Molière quand on parle d’adaptation. Certes, les textes de Molière ont été interprétés sur scène, mais il y a eu beaucoup de pièces « d’après Molière ». On a des exemples, en Croatie ou en Hongrie, de nouvelles comédies formées de scènes issues de différentes comédies de Molière. Il y a aussi eu des reconfigurations plus radicales. On peut citer celles de Mezzetin, un comédien italien de la commedia dell’arte, qui a adapté Le Misanthrope aux spécificités du théâtre professionnel italien. Il a supprimé tout ce qui était de l’ordre du débat d’idée, et n’a gardé que les éléments comiques de Molière en ajoutant des éléments comiques d’une autre provenance. Dans ce cas-ci on peut même parler de recyclage !

Quelles autres influences théâtrales a eu Molière ?

Au XVIIIème siècle, Molière était à la fois une figure de référence admirée et un repoussoir. Au point qu’on cherche des équivalences en surnommant Johann Christoph Gottsched « le Molière allemand » et Carlo Goldoni « le Molière italien ». En Allemagne, Gottsched va mener une grande réforme théâtrale, inspirée par les auteurs de théâtre français. Il espère imiter le comique du théâtre français, d’une part, mais surtout la pureté de sa langue avec l’emploi d’un certain registre. Goldoni, lui, essaie de réformer la commedia dell’arte en écrivant entièrement les pièces, ne se contentant plus d’un canevas qui sert de matrice à l’improvisation.

Finalement, quelle serait la « marque Molière » ?

Il y a eu ce Molière des cours princières, des scènes publiques, des troupes itinérantes, le Molière scolaire enseigné dans toutes les académies d’Europe. La « marque Molière » réside dans les appropriations multiples faites partout en Europe et dans le monde, qui montrent que c’est un théâtre plein de ressources, extrêmement riche et inspirant, capable de s’adapter à des contraintes et des langues différentes. Il ne faut pas sacraliser le théâtre, il ne faut pas nonplus le fossiliser. Il n’est pas fait pour rester figé dans un livre. La transformation et le voyage du théâtre, c’est son essence.

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