Ce petit pays si mystérieux…

, par Théo Boucart

Ce petit pays si mystérieux…
Drapeaux « Pahonia » exhibés lors d’une manifestation de soutien à l’opposition bélarusse en 2006 à Varsovie (Pologne). Crédit : Kasia_Jot

Biélorussie contre Bélarus, drapeau blanc et rouge contre drapeau rouge et vert… Deux noms et deux bannières distincts qui ont tout pour rendre perplexe celui qui veut s’intéresser à la situation tendue que connaît le pays d’Europe orientale depuis dix jours. Cette double confusion traduit un manque de clarté profond sur l’identité du très jeune pays. Tentative de décryptage.

Ce sont des images qui ont fait le tour du monde. Dimanche 16 août, des dizaines de milliers de citoyens bélarusses (jusqu’à 100000 selon certaines sources journalistiques) se sont retrouvés pour une « marche de la liberté » à Minsk contre la réélection frauduleuse du président Alexandre Loukachenko.

A cette occasion, des milliers de drapeaux blancs dotés d’une bande rouge centrale ont été fièrement brandis. Effectuant une recherche rapide sur internet, le curieux apprendra qu’il s’agit d’un des symboles du Bélarus, mais qu’il existe un autre drapeau « officiel » vert et rouge, visible notamment sur les bâtiments gouvernementaux ou lors de compétitions sportives.

Sa perplexité ne fera que s’accroître lorsqu’il verra que le pays possède deux noms en français : Biélorussie et Bélarus [1]. Un pays, deux noms, deux drapeaux, c’est bel et bien un cas unique au monde. Comment expliquer cette double différence beaucoup moins anodine qu’il n’y paraît ?

Biélorussie vs. Bélarus : même étymologie, connotation différente

La différence la plus complexe à appréhender concerne le nom du pays, Biélorussie ou Bélarus (forme francisée de « Belarus », le nom officiel du pays en russe et bélarusse). A vrai dire, ces deux noms sont tout à fait corrects en français, même si certaines institutions préconisent l’emploi de l’un ou de l’autre terme : alors que l’Académie française, les ministères, la Commission de toponymie du Québec, ou encore l’IGN utilisent le terme « Biélorussie », les ambassades bélarusses dans les pays francophones et les Nations Unies utilisent le terme « Bélarus ».

De plus, l’origine étymologique des deux mots est la même : « Bela » signifie « blanc » dans les langues slaves orientales et « Rus’ » se réfère à la Ruthénie (le mot français est dérivé du latin médiéval Ruthenia), le nom des proto-États des slaves orientaux (qui deviendront plus tard les Russes, les Ukrainiens et les Bélarusses). Le mot « Rus’ » serait lui-même dérivé d’une racine norroise (la langue des Vikings) qui signifierait « ramer », faisant allusion aux relations commerciales entre les navigateurs Varègues (fondateurs de la « Rus’ de Kiev ») et les populations locales. Une origine lexicale qui ne fait pourtant pas l’unanimité, notamment chez les nationalistes russes qui pensent que le mot a une origine purement slave.

L’ajout du mot « Bela » aurait quant à elle plusieurs explications : d’une part, le territoire actuel du Bélarus n’a jamais été soumis à la loi sanguinaire des Tatars (le blanc faisant ici référence à la liberté), d’autre part, la couleur blanche serait associée à l’Occident dans la mythologie slave (l’Orient serait associé à la couleur rouge). Le territoire actuel du Bélarus est effectivement situé à l’Ouest du monde slave.

Dès l’étude de l’origine du nom Biélorussie / Bélarus, la confusion saute aux yeux. Alors pourquoi existe-t-il deux noms qui partage la même étymologie ? Selon France Culture, « Bélarus » a été le nom utilisé par la très éphémère république populaire du Bélarus, un État démocratique absorbé en quelques mois seulement par la Russie bolchévique. A la suite de cette annexion, Joseph Staline, alors Commissaire au Peuple (Sovnarkom), a inventé le mot « Bielorossia » (« Russie blanche ») pour nommer la nouvelle république socialiste. Un moyen linguistique pour rappeler l’appartenance du territoire au monde russe. Le terme « Biélorussie » a donc une connotation historique particulière, liée à la république socialiste soviétique, puis à la Russie. Une théorie pourtant remise en cause par certains spécialistes.

C’est pourquoi le gouvernement de Minsk préconise l’utilisation du terme « Bélarus » : malgré ses liens étroits avec Moscou, Alexandre Loukachenko n’a eu de cesse de rappeler que son pays est indépendant de la Russie, et ce malgré les visées irrédentistes du Kremlin.

Il est toutefois intéressant de voir que dans d’autres langues, la confusion Biélorussie / Bélarus n’existe pas. Certaines langues utilisent communément une traduction de l’expression « Russie blanche » en toute circonstances : « Weißrussland » en allemand, « Wit-rusland » en néerlandais, « Valkovenäjä » en finnois… En anglais toutefois, les termes distincts « Belarus » et « Byelorussia » existent, mais le premier se réfère uniquement à l’État indépendant, alors que le second ne fait référence qu’à la république soviétique.

« Pahonia » vs. Bannière d’inspiration soviétique : une véritable guerre de drapeaux

Comparativement, la question du drapeau semble bien plus simple et liée au contexte national. Officiellement, il n’y a qu’un seul drapeau : bicolore rouge et vert avec une bande verticale à la gauche représentant un « Rushnyk », un motif ornemental traditionnel. Ce drapeau est similaire à celui créé en 1951 (la faucille et l’étoile soviétique ont néanmoins disparu) et a été officiellement choisi en 1995, après l’arrivée au pouvoir d’Alexandre Loukachenko qui avait fait campagne sur la nostalgie du socialisme.

Avant 1995 pourtant, le Bélarus utilisait le drapeau blanc à bande rouge, le même que celui brandi par les opposants politiques et les manifestants depuis début août. Une appropriation renforcée par le fait qu’il a été interdit par le régime de Loukachenko dès 1995. Baptisée « Pahonia » (la « poursuite » en langue bélarusse), ce drapeau parfois arboré d’un grand blason représentant un cavalier armé d’un glaive est l’héritage de plusieurs siècles.

Selon la légende, la « Pahonia » aurait été inventée lors de la bataille de Grunwald / Tannenberg en 1410, opposant les chevaliers germanophones de l’Ordre Teutonique aux troupes du Grand-Duché de Lituanie (auquel les territoires bélarusses actuels étaient rattachés depuis 1387). N’ayant pas survécu à son combat valeureux contre les Teutoniques, un chevalier ruthène (vraisemblablement le même que sur le blason) aurait éclaboussé de son sang la neige, formant une bande rouge vive sur l’épais manteau blanc. A noter également que le chevalier au glaive est devenu l’emblème de la Lituanie indépendante, soulignant les liens identitaires supposés entre le Bélarus et les pays baltes (en particulier la Lituanie, terre d’accueil de nombreux opposants politique de surcroît), et donc le lien avec l’Europe « occidentale » (par opposition à l’Europe orientale russophone), mis en avant par les Nationalistes bélarusses du début des années 1990.

La « Pahonia » a ainsi été choisi pour symboliser l’indépendance d’un Bélarus démocratique en 1918 (le Conseil de la République en exil depuis 1919 utilise toujours ce drapeau) et en 1991 [2]. C’est donc la raison pour laquelle on pourrait parler de « défaite morale » pour Loukachenko à l’issue des élections présidentielles d’août 2020 : alors qu’il a été déclaré large vainqueur du scrutin, des centaines de milliers de manifestants dans plus d’une trentaine de villes du pays agitent désormais le drapeau blanc et rouge interdit, autrefois réservé aux mouvements politiques d’opposition à Loukachenko.

Débat identitaire

La question du nom et du drapeau n’est pas anecdotique, elle souligne l’existence d’un profond débat identitaire à propos de ce pays écartelé entre l’Europe occidentale (en particulier la Pologne et les pays baltes) et la Russie. Une question délicate pour l’opposition bélarusse elle-même, que certains candidats à l’élection, comme Viktor Babaryko et Valéry Tsepkalo, ont préféré mettre de côté durant leur (courte) campagne.

Les Francophones qui utilisent « Biélorussie » au lieu de « Bélarus » feront donc le choix (très implicite) d’ancrer le pays dans la sphère d’influence russe et dans l’époque soviétique. C’est pour cela que le Bélarus indépendant (avec ou sans Loukachenko à sa tête) a toujours demandé l’utilisation de « Bélarus » en français. Le choix du drapeau est bien plus explicite : la bannière verte et rouge fait référence au régime actuel d’inspiration socialiste soviétique, alors que la bannière blanche et rouge a une forte connotation démocratique et historique liée au Grand-Duché de Lituanie, aux pays baltes, et donc à la sphère d’influence euro-atlantique.

Pourtant, il serait faux de ramener cette confusion identitaire à une opposition pro et anti-russe. Contrairement à l’Ukraine, la société bélarusse n’est pas marquée par cette dichotomie à l’égard de la Russie. De nombreux sondages indiquent en effet qu’une grande majorité des citoyens souhaitent des relations cordiales à la fois avec l’Union européenne et la Russie. C’est pourquoi certains observateurs écartent pour le moment une lecture géopolitique des manifestations bélarusses qui seraient purement liées au contexte intérieur du pays et à son identité extrêmement complexe, aussi bien aux yeux du monde entier que des Bélarusses eux-mêmes.

[1] : l’auteur de cet article a choisi d’utiliser le terme « Bélarus », après avoir écrit « Biélorussie » dans de nombreux articles sur le sujet. Ce choix s’explique par la volonté d’utiliser un terme dénué de connotation historique liée au passé soviétique du pays et à la subordination (symbolique ou politique) du pays au voisin russe.

[2] : Certaines sources historiques mentionnent également le fait que des organisations nationalistes ayant collaboré avec les Nazis durant la seconde guerre mondiale utilisaient aussi le drapeau blanc et rouge (voir l’article en anglais du média BelarusFeed), ce qui donne des arguments pour les détracteurs de cet emblème. Pour en savoir plus, consultez le livre (plutôt pro-Loukachenko) de Steward Parker La dernière république soviétique aux éditions Delga (traduction française de Diane Gilliard).

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