« Ce que nous voulons c’est rendre la mondialisation plus démocratique »

Entrevue avec Julia Reda

, par Le Taurillon en Seine

« Ce que nous voulons c'est rendre la mondialisation plus démocratique »

Son apparence ne laisse rien dévoiler de ses opinions. Tailleur classique sombre, lunettes carrées strictes, Julia Reda n’a pas vraiment l’air d’une corsaire de la politique. Et pourtant, chargée de rédiger un rapport parlementaire sur la réforme du copyright (rapport adopté en juin dernier), elle est devenue en quelques mois l’ennemie numéro un des ayant-droits, notamment français. Seule élue du parti pirate au Parlement européen à 28 ans seulement, elle incarne un renouveau de la politique européenne. Démocratie, terrorisme, Google et neutralité du net, entretien avec une franc-tireuse à Bruxelles.

Le Taurillon : Qu’est- ce qui vous a fait entrer en politique et pourquoi avoir choisi le parti pirate ?

Julia Reda : J’ai toujours été active en politique. Au début, j’ai été membre du SPD (le parti socialiste allemand). Mais j’ai rapidement été très frustée par la manière avec laquelle on traitait les jeunes. On nous mettait devant sur la scène pour faire beau, mais au fond, on n’avait pas accès aux réelles décisions politiques. Une loi votée par le SPD sur le blocage de l’internet m’a décidé à changer de camp et à opter définitivement pour le parti pirate. Les partis pirates représentent une nouvelle façon de faire de la politique, c’est cela ce qui m’a plu immédiatement. Ce sont des partis qui ont vraiment compris le changement civilisationnel que représentent les nouvelles technologies liées à Internet. Internet est comparable en cela à la révolution industrielle, cela concerne tous les secteurs de la société.

Le Taurillon : Le fondateur du parti pirate suédois, Rickard Falkvinge s’est présenté au départ comme un « ultracapitaliste ». Que cela vous inspire-t-il ?

Julia Reda : Vraiment ? Je n’étais pas au courant. Les partis pirates ont été fondés au départ pour combattre le copyright et la surveillance des citoyens par les Etats. Mais il est très réducteur de voir en eux des partis ultra-capitalistes.

Nous voyons dans internet un catalyseur de nouvelles opportunités. On agit en faveur de l’équité et de la justice sociale. Par contre, c’est vrai que nous nous différencions de la gauche traditionnelle sur un point : nous ne rejetons pas la mondialisation. Au contraire, nous voyons internet comme un produit de la mondialisation. Ce que nous voulons c’est rendre la mondialisation plus démocratique.

Le Taurillon : Le Parlement européen est-il une échelle pertinente pour les questions qui vous intéressent ?

Julia Reda : Par définition, l’internet est global. Vouloir le réguler au niveau national n’a aucun sens. Beaucoup de gens l’ignorent mais pour réellement influencer les choses, il est nécessaire d’agir au niveau européen. Comme le rejet du traité ACTA l’a montré (accord commercial anti-contrefaçon rejeté par le Parlement européen en juillet 2012), le Parlement européen peut parfois arriver à des résultats spectaculaires. La raison principale c’est que les parlementaires européens sont plus libres vis-à-vis de leur appareil partisan que leurs collègues nationaux et donc ils disposent d’une plus grande autonomie pour agir. Mais le revers de la médaille c’est que les partis politiques ne prennent pas le Parlement européen au sérieux. En tout cas, c’est mon impression en Allemagne. On manque parfois de l’expertise que peuvent apporter les grands partis. L’autre problème est que les partis européens sont encore un assemblage de partis nationaux et donc il n’y a pas de réelle démocratie européenne. Le fait que le président de la Commission ait été élu au terme d’un affrontement partisan en 2014 constitue un progrès mais on est encore loin du compte.

Le Taurillon : Mais le Parlement dispose-t-il de de suffisamment d’expertise pour traiter correctement des sujets très techniques pour le copyright ou la gouvernance d’internet ?

Julia Reda : Tous les hommes et femmes politiques doivent être un peu généralistes, c’est comme ça. Moi il se trouve que je suis dans une position un peu plus favorable parce que mon électorat ne m’en voudra pas si je ne me préoccupe pas de tous les sujets. Je me concentre sur les sujets liés à l’Internet. Ceci dit, c’est vrai que l’on manque de staff et d’informations. On dépend de ce fait de manière trop importante et dangereuse des études produites par des lobbyistes.

Le Taurillon : Cet hiver Charlie Hebdo, aujourd’hui l’attentat manqué du Thalys, l’Europe semble plus que jamais menacée par le terrorisme international. Comment trouver un équilibre entre liberté et sécurité sur internet ?

Julia Reda : Une première remarque à faire, c’est que l’internet est bien moins libre qu’il y 10 ans. L’internet est plus surveillé. Il s’est surtout centralisé autour de grandes compagnies, Facebook, Google qui de fait ont un pouvoir sur l’architecture du réseau. Internet fonctionnait autrefois davantage grâce aux universités.

Pour ce qui est du terrorisme, la régulation d’internet n’est pas la vraie réponse. Les dernières attaques terroristes n’ont pas grand-chose à y voir. Ce qu’il faut, c’est une politique sociale qui empêche la radicalisation. Mais l’austérité en Europe réduit les budgets nécessaires à la conduite de ces politiques.

Le Taurillon : Vous avez parlé de centralisation d’internet autour de grandes sociétés, quelle est votre position sur la neutralité du net ?

Julia Reda : C’est quelque chose sur lequel il ne faut pas transiger. Il faut garantir absolument la neutralité du net car le contenu doit être indépendant de l’infrastructure. Il y a quelque temps, le Parlement européen a voulu définir de façon précise le concept de neutralité du net pour le protéger, sans exception. Mais sous la pression du Conseil (le Conseil est la réunion des ministres d’un sujet donné - économie, agriculture, culture par exemple. Dans l’Union, le Conseil est co-législateur avec le Parlement), le nouveau compromis fait apparaître beaucoup d’exceptions, justifiées d’ailleurs de manière absurde. Günther Oettinger, le commissaire au numérique a par exemple expliqué dernièrement que la neutralité du net pourrait être un problème pour les futures voitures sans conducteur, qui devraient être prioritaires sur le réseau. Mais cet argument est absurde : Il est évident que les Google cars ne fonctionneront pas grâce à l’internet mais sur un réseau dédié. Le résultat de tout cela est que l’on se retrouve avec une protection de la neutralité plus faible qu’aux Etats-Unis.

Le Taurillon : Que vous inspire l’enquête menée par la Commission européenne contre Google pour abus de position dominante ?

Julia Reda : Les enquêtes sur le terrain de la concurrence sont supposées être menées de manière technique et indépendante des partis politiques.

Le Taurillon : Il y a pourtant bien sur des pressions politiques…

Julia Reda : Google est parfois critiqué pour de bonnes raisons : le niveau de protection des données personnelles, l’optimisation fiscale. Mais aussi pour de mauvaises raisons. Mon impression est qu’un certain nombre d’entreprises du net européennes s’aperçoivent qu’elles n’arrivent pas à monétiser internet aussi bien que Google. Elles cherchent donc des moyens légaux pour affaiblir l’entreprise américaine. La fameuse Google tax fournit un bon exemple en Allemagne. Il s’agit en réalité uniquement de fournir une rente aux éditeurs de contenu aux dépens de Google.

Le Taurillon : Autre sujet, celui très classique de la démocratie en Europe. L’Union européenne souffre-t-elle vraiment d’un déficit démocratique ?

Julia Reda : Oui c’est tout à fait exact. La première chose, c’est le droit d’initiative. Le Parlement n’a à l’heure actuelle pas le droit de proposer des lois européennes. Seule la Commission peut le faire. Cela crée un déficit d’attention de la part des média et du public. Les gens ont besoin de voir du débat, des idées différentes s’opposer. Or la Commission est censée être un organe purement technique. Forcément c’est ennuyeux à regarder. D’autre part, du fait du monopole de la Commission sur le droit d’initiative, les eurodéputés ne peuvent pas se présenter à une élection et dire aux électeurs « je vais changer ceci ou cela ». Ils sont dépendants du bon vouloir de la Commission. Et donc forcément cela remet en cause leur légitimité. L’autre grand sujet c’est la zone euro. Il est nécessaire de démocratiser le fonctionnement de l’Eurogroupe.

Le Taurillon : Quel lien avez-vous avec vos électeurs en Allemagne ?

Julia Reda : J’entretiens des liens grâce à internet. Lors de la rédaction de mon rapport sur le copyright par exemple, certains amendements ont été proposés par des internautes. Au final un amendement est resté dans la version finale. Le réseau des partis pirates européens présent dans quasiment tous les pays européens est aussi un bon moyen pour atteindre les électeurs de base. Je donne également beaucoup d’informations sur mon site internet. Elles sont traduites dans plusieurs langues européennes. Enfin j’entretien des contacts réguliers avec des ONG et des think tanks comme la Quadrature du Net en France.

Le Taurillon : Les partis pirates évoquent un concept de « démocratie liquide » pour qualifier leur mode de fonctionnement. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Julia Reda : Le problème de la démocratie représentative est que la décision échappe au citoyen. Dans une démocratie directe, les citoyens qui disposent de plus de temps pour s’investir sont mieux représentés que les autres. La démocratie liquide prend le meilleur des deux modèles. On élit un représentant mais avec un mandat impératif : il est élu pour mener à bien un programme précis. Il ne peut s’en écarter. Un certain nombre de pays européens expérimentent la démocratie liquide, notamment grâce à un logiciel, liquidfeedback. Mais une démocratie liquide européenne est difficile à mettre en place : il n’existe pas de partis politiques européens et la communication n’est pas toujours facile entre 28 Etats parlant des langues différentes.

Vers une limite du copyright au rabais ?

Le Parlement européen a adopté le 19 juillet en séance plénière le rapport Reda censé fixer les grandes lignes d’une réforme du copyrightpar la Commission européenne attendue avant la fin de l’année. Présenté comme explosif par une partie du monde de la culture, notamment en France, il a pourtant été considérablement vidé de sa substance lors de son adoption par la Commission des affaires juridiques du Parlement en juin.

Parmi les propositions écartées par les eurodéputés figure l’harmonisation totale des exceptions et des limitations au droit d’auteur, comme le droit de citation ou le droit au détournement par exemple. Les États membres conserveront ainsi le droit de légiférer en fonction de leurs intérêts culturels et économiques. Autre reculade, les eurodéputés ont choisi de laisser inchangée à 70 ans après la mort de leur auteur - contre 50 dans la version initiale du rapport - la durée de protection des œuvres culturelles.

Sur le geo-blocking - ces dispositions qui empêchent d’avoir accès à certains contenus provenant d’autres Etats - le texte final reste là encore en deçà de ce que l’on aurait pu espérer puisqu’il maintient le principe de la territorialité de la protection des œuvres.

Pire encore, un amendement proposé par le député français Jean-Marie Cavada a failli faire disparaître la liberté de panorama des exceptions au droit d’auteur. Une telle disposition aurait rendu nécessaire l’accord des ayant droits (des architectes notamment) pour toute photographie d’une œuvre architecturale rendue publique. Une catastrophe pour des sites comme Wikipédia par exemple dont les illustrations sont produites par des amateurs. L’amendement a heureusement été supprimé lors du vote final en plénière. Reste maintenant à voir ce que fera la Commission européennes de ces recommandations.

Cette interview a été réalisée par la rédaction du Taurillon en Seine, édition papier parisienne du Taurillon, et publiée dans l’édition d’octobre 2015.

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