Comment faire en sorte qu’elle ne soit pas juste une opération de communication ? Dans la première partie de cette article, voyons d’abord quel est le projet initial de cette grande consultation. En effet, cette conférence, portée par la Commission et lancée à la date anniversaire de la signature de la Déclaration Schuman, est susceptible de partir dans des directions opposées.
Une Conférence entre les mains des « experts »…
Telle quelle, elle ressemble aux doléances des Parlements des provinces en France sous l’Ancien Régime. En effet, même si la Commission déclare que « Les citoyens devraient être libres de se concentrer sur ce qu’ils considèrent comme important », c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir décider de l’agenda et des réformes nécessaires, les débats seront fortement aiguillés par des « experts » sur des thèmes chers à l’élite politique actuellement au pouvoir, tels que « la lutte contre le changement climatique et les défis environnementaux, l’économie sociale de marché, l’équité sociale et l’égalité, la transformation numérique de l’Europe, la promotion de nos valeurs européennes ».
Dès lors, même si la Commission laisse théoriquement cette possibilité sur la table, il sera difficile que surgissent des propositions par la base d’autres thématiques qui pourraient sembler aussi urgentes aux citoyens européens des couches populaires.
Le jargon technico-politique est là pour écarter ceux dont le niveau d’éducation et les accointances partisanes ne coïncident pas avec l’agenda des élites en place. Le risque est donc que des notables locaux ne prennent les rênes des débats, malgré le choix de panels de citoyens représentatifs de l’ensemble des strates sociales, et suivent sagement l’agenda proposé par la Commission pour aller plus ou moins dans son sens.
Des propositions pourront émerger, mais il ne faut pas s’attendre à un changement de cap radical par rapport à ce qui est décidé actuellement, au moins sur le fond (même si sur la forme, des propositions originales sont susceptibles d’émerger).
… mais qui laisse la porte entrouverte aux citoyens
Le point positif est que la Commission ouvre la porte (la boîte de Pandore devrait-on dire) des changements institutionnels. Même si elle balise fortement les propositions qu’elle souhaite voir émerger (listes transnationales pour les européennes et Spitzenkandidaten pour prétendre au poste de président de la Commission), il est possible pour les citoyens de s’emparer de ces débats pour transformer cette opération de légitimation de la doctrine politique actuelle en prémisses d’une véritable assemblée constituante qui choisira la future constitution européenne.
La Conférence offre l’opportunité aux citoyens de produire une constitution européenne
Les citoyens européens et les partis politiques devraient s’emparer de cette Conférence sur l’avenir de l’Europe pour faire élaborer par leurs militants des projets de constitution européenne concurrents, qui pourraient ainsi être soumis par référendum, afin que les électeurs choisissent les valeurs fondamentales et les modalités de fonctionnement des institutions qui leur semble préférable.
Ce serait d’autant plus facile que la Commission prévoit de mettre en place une plateforme numérique pour favoriser l’expression citoyenne. Il est d’autant plus important de saisir cette occasion pour faire adopter une nouvelle constitution européenne que les propositions qui sont sur la table, soit vont dans un sens de réforme des mécanismes d’élection et de décision, soit nécessitent que l’Union ait plus de budget et de pouvoir pour agir, ce qui requiert là encore une modification des textes actuels.
Rendons leur légitimité aux institutions européennes !
Depuis le non français et hollandais au projet de constitution européenne en 2005, il est clair que le fonctionnement actuel de l’Union Européenne, dans certains états-membres tout du moins, ne satisfait pas la majorité des citoyens. La complexité des institutions et le sentiment, justifié ou non, d’un fonctionnement non démocratique, doivent pousser les militants de la cause européenne à en appeler directement au peuple pour proposer une constitution légitime.
Les partis politiques ont un rôle essentiel à jouer en tant que courroies de transmission et de laboratoires d’idées, afin d’inventer des projets, dont l’un d’entre eux sera ensuite choisi par l’intermédiaire du suffrage universel.
Aucun parti ou think tank ne doit être exclu, mais afin d’éviter que les électeurs aient à départager entre des centaines de projets, il faudra un quota minimal de signatures.
Les grandes formations politiques présentes au Parlement européen ont tout intérêt à proposer chacune leur projet au niveau européen au lieu de laisser chaque parti national affilié y aller de sa proposition.
Des débats au niveau européen entre projets devront être prévus plusieurs fois avant le vote par les citoyens, afin que chaque citoyen européen ait connaissance des différentes constitutions proposées. Il faudra s’assurer que les grandes chaînes d’information de chaque pays retransmettent bien les confrontations entre les leaders de chaque camp.
Essayons d’imaginer quelques pistes concernant les types de propositions de constitution qui pourraient émerger des différentes sensibilités politiques européennes.
Une constitution fédérale sur mesure pour l’élite actuelle
A écouter le bloc actuellement au pouvoir à Bruxelles (S&D, Renew et PPE), qui défend soit le statu quo, soit un approfondissement dans le sens habituellement porté par les grands médias (Green New Deal, politique migratoire plus accueillante, hausse du pouvoir de réglementation des institutions, protectionnisme “repeint en vert”), le projet constitutionnel conserverait la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et la Convention Européenne des Droits de l’Homme comme socle des valeurs et source de jurisprudence pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme, il remplacerait la règle de l’unanimité en matière de fiscalité par la règle de la majorité des états-membres, il donnerait le pouvoir d’initiative législative au Parlement, et il renforcerait le pouvoir de la Commission, dont le président serait le chef de l’État européen. Il irait vers un fédéralisme qui donne assez peu de pouvoir aux états-membres, à la manière allemande.
Cette Europe se construirait par le droit, au détriment du suffrage universel, parce que même si le Parlement aurait un vrai pouvoir législatif, il serait très circonscrit par le pouvoir judiciaire de la CEDH. L’état fédéral produirait massivement des réglementations en tout genre sur la plupart des aspects de la vie économique et de la vie privée, et les états-membres, tout comme les régions, verraient leur autonomie fiscale restreinte par des taux minima d’imposition, destinés à empêcher la concurrence fiscale, de même qu’à assurer aux fonctionnaires et aux experts de larges ressources financières.
La liberté d’expression et du net seraient progressivement restreintes afin d’interdire toutes les formes de « haine », prétexte pour « l’extrême-centre » de limiter la contestation de son idéologie par des voix critiques.
C’est un projet qui a ses partisans dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’extrême-centre », et qui fédère la classe moyenne haute urbaine et les élites économiques et universitaires.
La Conférence sur l’avenir de l’Europe porte implicitement en germe, à côté de sa fonction de recueil des doléances de citoyens européens, ce type de projet d’Europe fédérale.
Nous verrons dans la seconde partie que d’autres projets constitutionnels sont possibles, très différents selon les orientations politiques de leurs partisans potentiels.
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