Disparition de Jaan Kaplinski, géant de la littérature estonienne contemporaine

, par Théo Boucart

Disparition de Jaan Kaplinski, géant de la littérature estonienne contemporaine
Jaan Kaplinski, décédé le 8 août à l’âge de 80 ans. Crédit : Ave Maria Mõistlik

Le romancier, poète et traducteur estonien Jaan Kaplinski est décédé dimanche à l’âge de 80 ans, des suites d’une longue maladie. Il laisse comme héritage une œuvre littéraire conséquente et variée, écrite sur plusieurs décennies et récompensée par de nombreux prix littéraires européens.

« Un humaniste européen, sensibilisé aux cultures asiatiques ». C’est ainsi que le média anglophone Estonian World a rendu hommage à cette « figure majeure de la scène culturelle et de la société estoniennes de ces cinquante dernière années ». Jaan Kaplinski, décédé ce dimanche 8 août, souffrait de la maladie de Charcot, une paralysie qu’il avait rendue publique l’année dernière lors d’un entretien avec le média estonien Delfi.

Fin connaisseur des cultures européennes et asiatiques

Né en janvier 1941 à Tartu, en Estonie alors occupée par l’Union soviétique, d’un père polonais et d’une mère estonienne, Jaan Kaplinski s’est très tôt découvert une passion pour les langues et les cultures étrangères, puisqu’il a étudié la linguistique et la langue française à l’Université de Tartu, considérée encore aujourd’hui comme l’établissement universitaire le plus prestigieux du pays.

Ses premières publications sont des recueils de poèmes, parus dans les années 1960, période de renouveau d’une littérature estonienne brimée par l’occupation soviétique. Jäljed allikad (Les Traces au bord de la source) et Tolmust ja värvidest (De la poussière et des couleurs) sont parmi ses premières œuvres et mettent l’accent sur la nature, l’écologie et les religions asiatiques, notamment le bouddhisme. Des thèmes qui n’ont jamais quitté son œuvre poétique.

Outre dans sa langue maternelle, Kaplinski a composé des poèmes dans la langue régionale du Sud-Ouest de l’Estonie, le võro-seto, ainsi qu’en anglais, en finnois et en russe, ces deux derniers étant des idiomes très répandus dans le pays. Son activité de traducteur lui a également permis de rendre accessible dans son pays de nombreuses œuvres françaises, anglophones, espagnoles, suédoises (il a traduit l’œuvre du poète Tomas Tranströmer, récipiendaire du Prix Nobel de littérature en 2011 et adepte comme lui de la nature) et chinoises (en particulier l’ouvrage classique Dao de jing, attribué à Lao Tseu).

A l’inverse, ses œuvres ont été traduites dans de nombreuses langues, en particulier nordiques, slaves et asiatiques. Un certain nombre de recueils ont aussi été traduits en français.

Son œuvre littéraire est très variée, puisqu’outre la poésie, il a rédigé des essais philosophiques, des fictions, des pièces de théâtre, et même des livres pour enfants. En 2007, il a également publié un roman semi-autobiographique Seesama jõgi (Le Même Fleuve). Sa dernière publication, un recueil bilingue français-estonien de poèmes, Raske on kergeks saada / Difficile de devenir léger, date de 2016. Une compilation exhaustive de ses œuvres est disponible sur sa page Wikipédia en français.

Difficile donc de qualifier simplement une œuvre si prolifique. Le Centre estonien de la littérature s’y essaye toutefois par ces mots : « En tant que poète, Kaplinski évitait la routine et a essayé de concilier les principes de base de la poésie avec un renouvellement constant. Il a produit une poésie mélodieuse, rythmée et rimée […] Il a traduit en poésie les choses simples de la vie avec une langue populaire, dénuée de références métaphoriques ». Même constat pour ses écrits en prose : « La prose de Kaplinski est écrite dans un style neutre, presque sans caractère, rappelant les paraboles chinoises ou les dialogues philosophiques ».

Poète rebelle et engagé

Outre le génie et une certaine polymathie littéraire, ce qui caractérise aussi Jaan Kaplinski, c’est un engagement en faveur d’idéaux et d’idées politiques. En tant que philosophe inquiet des problèmes environnementaux contemporains, il considérait le développement technologique de l’Occident comme la source des problèmes planétaires.

Kaplinski est également connu, surtout dans son pays, pour être l’un des signataires de la « Lettre des 40 Intellectuels », un texte rédigé en 1980 dans l’URSS de Léonid Brejnev, afin de dénoncer l’oppression soviétique sur l’Estonie, sa langue et sa culture. Cette lettre n’a bien sûr jamais été publiée par les journaux à la solde des Communistes, mais a été amplement diffusée de manière clandestine.

Quand l’Estonie a recouvré son indépendance en 1991, Jaan Kaplinski s’est engagé en politique et a même été membre du Parlement (Riigikogu) entre 1992 et 1995. Depuis lors, Kaplinski s’est fait remarquer par son esprit indépendant et ses prises de positions tranchées qu’il exposait dans des médias estoniens, ainsi que sur son blog personnel trilingue (estonien, russe, anglais).

Reconnaissance européenne

De par son érudition, Jaan Kaplinski a marqué de son empreinte la littérature européenne, et l’Europe de la littérature le lui a bien rendu. De nombreux prix littéraires lui ont été décerné, comme le prix Eino Leino en 1992, le Grand prix de littérature de l’Assemblée baltique en 1997, le prix littéraire de la Fondation culturelle d’Estonie en 1999, le Prix Max-Jacob étranger en 2003 (pour son premier recueil de poèmes traduit en français, Le désir de la poussière), un « Prix russe » en 2014 pour son recueil en russe Papillons de nuit blancs, et surtout le Prix européen de littérature en 2016, soutenu par le Conseil de l’Europe. C’est aussi en 2016 qu’il a été nommé pour le Prix Nobel de littérature.

Clin d’œil à cet esprit universel, cette reconnaissance est allée bien au-delà des frontières du Vieux Continent, voire de l’Humanité, puisqu’un astéroïde gravitant entre Mars et Jupiter a été baptisé en son honneur (« 29528 Kaplinski »).

Les littératures estonienne et européenne sont donc orphelines d’un de ses illustres représentants contemporains. Kaplinski laisse surtout derrière lui son épouse, l’écrivaine Tiia Toomet, et ses cinq enfants.

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