Du Brexit au Covid-19 : comment la presse a fait défaut au Royaume-Uni

Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

, par Madelaine Pitt, traduit par Noémie Chemla

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Du Brexit au Covid-19 : comment la presse a fait défaut au Royaume-Uni
Londres. Crédit : Pxhere

En 2020, le Royaume-Uni occupe la 35ème place du classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse. Si les pressions à l’égard des médias et des journalistes s’intensifient, la couverture du Brexit et du COVID-19 effectuée par les médias britanniques est également critiquée.

En 2004, deux des journaux britanniques les plus connus ont fait les gros titres en se faisant rachetés par deux vrais jumeaux célèbres pour leur discrétion, dont le portefeuille comprend également les hôtels londoniens Ritz ainsi que l’île de Brecquou, dans l’archipel anglo-normand. Je ne doute pas que Brecqhou soit un lieu magnifique pour admirer le coucher de soleil, mais l’endroit a d’autres avantages, notamment fiscaux.

Le Telegraph et le Sunday Telegraph, les deux journaux grand format achetés par ce duo de milliardaires, ont généreusement soutenu le Brexit en 2016. Ravis d’étaler la xénophobie de Nigel Farage dans nombres de colonnes et d’espaces publics, ils se sont joints à une bonne partie de la presse pour faire de l’immigration un sujet d’inquiétude pour les gens ordinaires.

Tout cela n’était qu’un écran de fumée. Pour les élites britanniques, l’enjeu du Brexit, ce n’est pas du tout l’immigration.

Ce sont les impôts.

Et la presse britannique a fait tout son possible pour nous le faire oublier.

Le paradoxe de la mondialisation

Le Brexit a été présenté par d’innombrables commentateurs et experts politiques comme une réaction anti-mondialisation, ces derniers pointant du doigt un électorat marginalisé, de plus en plus inquiet d’un point de vue économique et culturel dans un monde caractérisé par l’augmentation des flux internationaux de biens et de personnes. Pourtant, ce tableau passe sous silence les forces troubles qui sont parvenues à placer la sortie de l’Union Européenne dans l’agenda politique, à une époque où seuls 11% des Britanniques pensaient que l’appartenance de leur pays à l’UE était une question prioritaire Et comment cette relative indifférence mesurée en 2014 a-t-elle pu conduire à une division de la société sans précédent dans l’histoire moderne britannique ?

Il y a une différence considérable entre les inquiétudes des « laissés pour compte » et les intérêts de ceux qui les persuadent que le Brexit est une solution. Les cerveaux derrière le Brexit ne sont absolument pas sensibles à, ni représentatifs des inquiétudes des électeurs par rapport à la mondialisation, et réduire ou adoucir le processus ne les intéresse pas davantage. En fait, ce que visent à tout prix les cerveaux du Brexit, c’est exactement l’inverse : une mondialisation accélérée, effrénée.

Le cadeau de la Grande-Bretagne aux magnats

En fin de compte, pour l’élite politique britannique d’extrême-droite et pour les magnats des affaires, le Brexit n’est qu’un tremplin vers un Royaume-Uni où ils pourront se débarrasser une bonne fois pour toute des droits des travailleurs et de la réglementation des produits. Garanties par cette satanée Union Européenne pour réguler le commerce intra-européen, et pour maintenir un certain niveau de vie et de bien-être, de telles lois sont considérées comme un frein aux profits des ultra, ultra riches.

Les magnats de la presse rentrent dans cette catégorie. Tout comme les jumeaux de Brecqhou, le milliardaire américain Rupert Murdoch, dont l’entreprise News Corp possède le tabloïd The Sun et le journal grand format The Times, en est un autre exemple éloquent. The Sun a soutenu le Brexit à grand renfort de gros titres attisant le sentiment nationaliste, tandis qu’en coulisses, une ingénieuse comptabilité internationale permet toujours à News Corp de profiter de bon nombre de lacunes juridiques

De telles personnalités ont tout à gagner d’un parti qui se montre plus complaisant quand il s’agit des impôts que quand il s’agit des migrants. Les riches élites propriétaire des médias ont toutes les raisons de vouloir maintenir le parti Conservateur au pouvoir, nous distraire avec des statistiques gonflées sur l’immigration, et protéger les politiciens de leurs propres erreurs désastreuses. Même si ces erreurs coûtent des milliers de vie.

Un fil conducteur

La réaction médiatique face à la crise du coronavirus présente un nombre inquiétant de similitudes avec la couverture du referendum britannique sur l’appartenance à l’Union Européenne :

  Une admiration sans bornes, presque une glorification des Conservateurs d’extrême-droite. Pendant la campagne des élections parlementaires en décembre 2019, les journaux saluaient Boris Johnson comme l’homme capable de « sauver le Brexit et sauver le Royaume-Uni ». Lorsque le même individu guérissait du coronavirus juste avant Pâques, les journaux affirmaient qu’il s’en sortirait grâce à son « esprit combatif » – comme si le virus s’intéressait à sa personnalité. Malgré le fait que le Royaume-Uni avait atteint son nombre de décès le plus élevé le jour de sa sortie d’hôpital (près de 1000 Britanniques ayant perdu la vie) le Sun étalait en première page une photo de Johnson, baignée de soleil, et titrait avec enthousiasme : « That really is a Good Friday ! » (« ça c’est vraiment un bon vendredi ! », jeu de mots sur le « Good Friday », littéralement « le bon vendredi », traduction anglaise du Vendredi Saint, ndlt).

Une dégradation aberrante des médias « mainstream » censés être fiables. Les tabloïds britanniques ont encouragé le Brexit à l’extrême, à grands coups d’histoires biaisées et déformées. Plus alarmant encore est le fait que leur mépris pour les principes de base du journalisme, dont la distinction entre ce qui est objectivement vrai et faux, a désormais contaminé la presse mainstream.

Sur le Brexit comme sur le coronavirus, la BBC, la chaîne publique anglaise censée être un bastion du journalisme de qualité, a lourdement chuté. Poursuivant soi-disant une stratégie « d’équilibre », la BBC a sans cesse légitimé des opinions extrêmes, en accordant à des figures polarisantes comme Nigel Farage une couverture majeure – même sur le coronavirus, un sujet sur lequel il n’a aucune autorité pour s’exprimer, n’étant pas scientifique et n’ayant jamais effectué un seul mandat politique. De même, le Telegraph était considéré comme un journal de droite pro-entreprises de bonne qualité, avant de se mettre à diffuser des opinions de plus en plus extrêmes et nationalistes.

Une propension à fermer les yeux non seulement sur les fautes graves, mais aussi sur des mensonges et des retournements de veste ahurissants. Pendant la campagne précédant le référendum de 2016, la presse mainstream s’est montrée incapable de dénoncer même les affirmations les plus scandaleuses de la compagne Vote Leave, comme la tristement célèbre promesse de 350 millions de livre pour le système de santé britannique (NHS), ou même de répondre à son violent racisme sous-jacent.

De la même manière, la une de la BBC sur la justification du ministre Michael Gove selon lequel le Royaume-Uni ne perdait rien à ne pas participer au plan de l’UE pour l’équipement de protection était encore plus insipide que la justification elle-même. A cause d’un manque chronique d’équipement de protection personnelle dans les hôpitaux et les maisons de retraite britanniques, infirmiers et aides-soignants risquent littéralement de perdre leur vie (et c’est arrivé dans des centaines de cas jusqu’à présent) en attrapant la maladie, faute d’équipement adéquat. Même si cette pénurie aurait pu être évitée en participant au plan d’achat collectif de l’UE, la BBC n’a pas eu le courage de dénoncer les jeux politiques clairement à l’œuvre derrière ce désengagement britannique – alors même que des vies sont en jeu.

Cela dit, la chaîne a diffusé début mai un documentaire passionnant dans lequel elle montrait comment le gouvernement comptabilisait les moyens de protection personnelle contre le coronavirus (ainsi, les serviettes de papier sont considérées comme une telle protection).

Le mépris envers la presse : Boris Johnson qui se cache dans un frigo avant une élection C’est peut-être une image virale amusante, mais essayer d’expulser de Downing Street des reporters de certains journaux et faire d’une conférence de presse sur le coronavirus une vaine mascarade en empêchant les questions, voilà qui est plus grave.

Du biais à l’échec

La liberté de la presse au Royaume-Uni n’est pas menacée aussi directement qu’ailleurs dans le monde. Néanmoins, le paysage médiatique mainstream est largement dominé par un noyau dur de milliardaire, ayant tout intérêt à soutenir des politiciens à tendance néolibérale qui ne font pas trop de zèle lorsqu’il s’agit de contrôler les flux d’argent privés.

De même, ceux qui rejettent cette vision d’un Royaume-Uni dérégulé et semi-paradis fiscal subissent des critiques excessives. L’ancien dirigeant travailliste Jeremy Corbyn voulait construire une société plus égalitaire, où les riches payent leurs impôts. Si la critique de son piètre leadership était légitime, les attaques effarantes de la presse contre lui sont un indicateur de la menace qu’il représentait pour ceux qui bénéficient le plus du système actuel. A l’heure actuelle, le Royaume-Uni est le pays qui compte le plus de morts dû au coronavirus en Europe. Plutôt que de critiquer la stratégie catastrophique du gouvernement lors de la mise en place des mesures de confinement, les médias britanniques préfèrent se concentrer sur des scandales sexuels ou sur la perspective plus ou moins lointaine d’une levée des mesures de confinement. Imaginez à quel point la couverture des journaux aurait été différente sous un gouvernement travailliste.

Il y a quelques exceptions, comme le Guardian, le Financial Times, ou des organes indépendants moins importants. De manière générale cependant, le Brexit et la COVID-19 ont montré tous les deux que le journalisme britannique était en piteux état. En fait, la presse britannique reflète parfaitement la politique du pays : prise en otage par une petite minorité de groupes puissants, de plus en plus d’extrême-droite, de plus en plus encline à occulter les réalités gênantes. Le Brexit a détruit de nombreux emplois, la Covid-19 a coûté de nombreuses vies. Dans les deux cas, la presse britannique a fait défaut au Royaume-Uni. Peu importe la prochaine crise, je suis certaine que la presse ne sera pas à la hauteur.

Vos commentaires
  • Le 30 mai 2020 à 09:06, par LAGREE alphonsine En réponse à : Du Brexit au Covid-19 : comment la presse a fait défaut au Royaume-Uni

    Je remercie l’auteur de cet article qui a le courage de dénoncer l’attitude de la presse anglaise. On Peu dire qu’en France c’est la même mouture. Je suis abonnée au Journal LE TELEGRAMME que je lisais avant avec beaucoup de soins ; maintenant je le parcoure en dix minutes car je trouve les textes insipides. Il ne faut pas vexer ceux qui font vivre le journal par leurs publicités.

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