Le traitement médiatique français, abondant, se résume à trois axes majeurs. Le premier, c’est l’idée d’une erreur tactique du Gouvernement. Comment l’exécutif a-t-il pu laisser la colère enfler dans une région qui a massivement voté pour F. Hollande (plus de 56 %) ? Le second, c’est la mise en scène de la révolte régionale contre le pouvoir d’Etat. Il est vrai qu’aucun autre région de France n’est capable de s’unir avec autant de force lorsqu’elle se sent lésée. Troisième axe enfin, la bizarrerie consistant à ce que des salariés manifestent bras dessus, bras dessous avec des patrons, eux-mêmes transformés en méconnaissables leaders syndicaux.
Et si la crise bretonne n’était pas qu’une affaire de Gaulois mais les symptômes des effets conjugués des politiques européennes sur une région ?
Economie bretonne, politiques européennes : « je t’aime, moi non plus »
Le fait est simple : depuis les années 1970, la Bretagne a développé un modèle productif agricole très performant, basé sur deux conditions : des subventions à la production intensive et à l’exportation, et la gratuité des autoroutes en Bretagne, concession historique faite à cette région enclavée. Concrètement, les grandes entreprises de production de poulet, de porc, de maraîchage et de produits laitiers tournaient à plein régime grâce un modèle économique bonifié par ces coups de pouce.
Mais en novembre 2013, le ciel est tombé sur la tête des Bretons. Depuis plusieurs années déjà, les subventions cessaient d’encourager le productivisme agricole. Les aides calculées sur le volume produit (« premier pilier » de la PAC) diminuaient au profit, dans des montants plus modestes, d’aides à la qualité et au service rendu en termes de paysages (« second pilier »). Ce « découplage des aides », comme on l’appelle dans le jargon, ne favorisait pas les éleveurs porçins ... Mais en 2013, ce sont les aides à l’exportation qui se tarissent à la fin d’une baisse graduée sur deux ans. Or, le poulet breton était en grande partie exporté vers ... le Moyen-Orient ! Le résultat, conjugué à un euro fort qui pénalise les exportations, ne se fait pas attendre : mille salariés de l’entreprise Doux ont déjà perdu leur emploi, et 400 autres sont menacés de subir le même sort chez le volailler Tilly-Sabco.
C’est à ce moment particulièrement délicat qu’arrive l’écotaxe, une taxe sur le transport routier de marchandise, elle aussi en provenance de Bruxelles. Il s’agit de l’application de la directive « Eurovignette » de 2011, devant être appliquée par les Etats-membres au plus tard le ... 16 octobre 2013 ! Le Gouvernement, alerté par les syndicaux et les députés bretons, avaient déjà consenti des ajustements afin de préserver les filières ou les bassins d’emplois bretons les plus fragiles : pas d’écotaxe sur le transport du lait, pas d’application sur la route centrale de Bretagne, qui traverse les zones les plus agricoles et enclavées, réduction globale de 50% sur tout les transports de marchandise sur les autres axes taxés de Bretagne. Qui allait payer cette taxe ? Légalement, le commanditaire du transport, c’est-à-dire les coopératives et les supermarchés. En réalité, vu la position de domination des acheteurs, les agriculteurs allaient en supporter le coût.
Fin des subventions à la production intensive et à l’exportation, pénalisation du transport routier en Bretagne par l’écotaxe : ce sont donc les deux mamelles européennes du modèle agricole breton qui se tarissent en même dans un effet de ciseau, menaçant ainsi 3 500 emplois agricoles (chiffre CFDT agro-alimentaire Bretagne).
Las, si le fatum s’en était tenu à la chute des deux conditions du « miracle breton », la Bretagne serait entre deux eaux, mais la brutalité de la crise est augmentée par une troisième cause, elle aussi d’origine bruxelloise : la directive sur le détachement des travailleurs (directive 96/71/CE).
Cette directive vise à permettre à un travailleur « pendant une période limitée, [d’exécuter] son travail sur le territoire d’un État membre autre que l’État sur le territoire duquel il travaille habituellement ». En principe, cette directive évite de générer un concurrence déloyale sur le plan social, puisque c’est le droit social du pays d’accueil qui s’applique. En réalité, elle a eu un effet boeuf dans l’agro-alimentaire, puisque l’Allemagne n’ayant pas de salaire minimum a ainsi pu embaucher des milliers de travailleurs des pays de l’est dans ses abattoirs, concurrençant ainsi les abattoirs bretons. A 8€ de l’heure en France contre 4€ pour un Polonais en Allemagne, la lutte a forcément tourné au profit de l’Allemagne. Résultat, 900 emplois sont supprimés en octobre 2013 dans les abattoirs Finistériens et Loire-Atlantiquais de l’entreprise Gad.
Et là où l’emploi agricole et agro-alimentaire a chuté en France,il est resté très haut en Bretagne - 24% (5,9 % des emplois bretons dans l’agriculture, un tiers de l’emploi industriel pour l’agro-alimentaire) - et c’est sans compter la Loire-Atlantique. On comprend donc que lorsque l’agro-alimentaire s’enrhume la Bretagne tousse et que la hausse du chômage ait cru de 0,7 point de plus en Bretagne que dans le reste de la France entre novembre 2012 et 2013. Evidemment, les entreprises de l’agro-alimentaire breton, qui savaient quelle serait la trajectoire des politiques européennes, qui ont, pour certaines, mené des politiques risquées de rachat, ont une grande part de responsabilité dans cette hécatombe sociale.
La crise comme révélateur d’un Gouvernement national entre le marteau européen et l’enclume régionale
Face à la brutale montée du chômage dans une région jusqu’ici relativement épargnée par ce fléau, la révolte bretonne est quoi qu’il en soit révélatrice des difficultés pour un Gouvernement national, quel qu’il soit, à agir lorsque des directives européennes viennent ainsi fragiliser une région.
Si le Premier ministre a eu la marge d’action suffisante pour suspendre l’écotaxe (que la France sera tout de même tenue d’engager), il est impossible d’agir sur les autres directives autrement que sur le long terme. Stéphane Le Foll, ancien député européen connu pour son sens politique, le sait et a arraché une réunion le 22 novembre à Bruxelles. Quant à la directive « travailleurs détachés », Michel Sapin était déjà sur le coup avant la crise bretonne, alerté par le secteur français du bâtiment, également touché par la directive. Malheureusement, le temps de la négociation communautaire n’est pas celui de l’urgence de l’emploi. « Le risque est grand que la réforme de la directive ne soit pas adoptée par le Parlement européen avant la fin de cette législature, en mai 2014 », dit-on à la Commission européenne.
Les élections européennes comme défouloir : hasard du calendrier ou mouvement de fond ?
Les élections, parlons-en. La Bretagne, terre pro-européenne depuis toujours, serait-elle tentée de bouder les élections européennes à venir ? Dans les rangs du cortège à Quimper, nombreux sont ceux qui exprimaient leur volonté de sanctionner le Gouvernement mais aussi « l’Europe » ... Les cortèges incluaient les marins-pêcheurs, qui portent avec eux la mémoire d’une pêche bretonne en partie sacrifiée à la pêche espagnole à la fin des années 80. Une part des manifestants faisait donc part de son intention de voter pour le FN aux prochaines élections ... lesquelles, passées les municipales où les listes FN seront peu nombreuses en Bretagne, sont les européennes ! La tentation d’un vote extrême a de quoi inquiéter lorsqu’elle en vient à toucher une terre de modération politique comme l’est la Bretagne.
Si l’on peut gager que le Gouvernement, dont quatre Ministres sont Bretons et qui a choisi de placer le dialogue comme méthode d’action, saura renouer avec les Bretons, il faut aussi interpeller l’Union européenne sur les effets de ses politiques publiques.
En matière de droit du travail, la création d’un Corps d’Inspecteurs du travail européens, pour contrôler les conditions de ce détachement, n’est-elle pas souhaitable ? L’aide ciblée à des Régions victimes, comme la Bretagne, de la rapide transition d’une politique agricole productiviste vers une « économie décarbonée », ne peut-elle pas être mise en place ? De telles mesures sont nécessaire si l’Union européenne ne veut pas alimenter l’idée que ces règles sont établies par des technocrates de Bruxelles.
1. Le 7 novembre 2013 à 15:04, par Xavier Chambolle En réponse à : Ecotaxe : révolte bretonne ou symptôme européen ?
Article très intéressant ! Qui apporte des éléments d’analyse que, pour ma part, je n’ai pas trouvé dans les « médias mainstream ».
Sur le fonds de toute cette histoire, la morale est simple : biberonner tout un secteur est mauvais sur le long terme. L’agriculture bretonne était droguée aux subventions. Or, ces subventions, messieurs les Bretons, il faut bien les financer ! Alors forcément, quand c’est eux qui financent, ils ne sont pas contents.
Ainsi leur « révolte » illustre parfaitement la définition de l’État de Frédéric Bastiat :
Tout ceci faisant penser à la Nouvelle-Zélande, qui elle aussi biberonnait un max son secteur agricole. Et patatra, du jour au lendemain, fini les subventions. En revanche ils ont dégraissé l’État et ont donc pu réduire les impôts (fallait oser quand même). Et aujourd’hui, le secteur agricole néo-zélandais est ouvert sur le monde, défie le dumping social, et performe. Et cerise sur le gâteau, sans concentration du marché ! Hé oui, un marché libre faiblement taxé, ça bénéficie aux petits acteurs comme aux gros.
2. Le 7 novembre 2013 à 15:32, par N En réponse à : Ecotaxe : révolte bretonne ou symptôme européen ?
Ce qui se passe en Bretagne est triste sur le plan social mais souhaitable sur le plan économique. La Bretagne vit d’un point de vue économique sur un modèle passéiste productiviste à l’encontre de toutes les bases du développement durable.
La Bretagne est le Nord Pas de Calais des années 60-70 qui voit son économie basée sur le charbon et le textile s’effondrer.
Comme l’auteur le préconise, aidons la Bretagne à opérer une transition économique.
3. Le 7 novembre 2013 à 15:57, par André Corlay En réponse à : Ecotaxe : révolte bretonne ou symptôme européen ?
S’il faut bien un « pacte d’avenir pour la Bretagne », il ne doit pas se résumer à un Pacte d’avenir pour la « Région Bretagne », qui ampute le pays breton de 40% de sa richesse (P.I.B) et de sa population, ainsi que de la majorité de son industrie, depuis la création de la région-bidon « pays de la Loire » qui lui a subtilisé sa véritable zone industrielle, la Loire-Atlantique, retour au découpage de Vichy en 1941.
Petit exercice, lire ci-dessous :
Relevé dans la revue Hebdomadaire, 31 août 1895 « La France ne redeviendra la France que le jour où elle aura repris l’Alsace et la Lorraine. Elle pourra être jusque-là une façon de France, une France tronquée, une demi - France, jamais une France vraie et complète. » Maurice Talmeyr,
Exercice de démocratie, 2 novembre 2013, remplacer « France » par « Bretagne », et « Alsace-Lorraine » par « Loire-Atlantique » « La Bretagne ne redeviendra la Bretagne que le jour où elle aura repris la Loire-Atlantique. Elle pourra être jusque là une façon de Bretagne, une Bretagne tronquée, une demi-Bretagne, jamais une Bretagne vraie et complète. »
4. Le 10 novembre 2013 à 01:13, par Alain En réponse à : Ecotaxe : révolte bretonne ou symptôme européen ?
A vérifier, l’écotaxe ne résulte pas d’une obligation européenne. La Directive Eurovignette de 2011 ne fournit qu’un cadre légal applicable à partir du 16 octobre 2013 pour les éco-taxes, mais elle n’en rend pas l’application obligatoire. L’application reste facultative au niveau national. http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CONSLEG:1999L0062:20130701:FR:HTML
Avez-vous entendu parler d’une telle éco-taxe en Belgique, en Pologne, en Italie ou en Espagne ? Pas moi. Et pourtant les Espagnols sont nettement plus remontés que nous pour ce qui est des péages.
Bref, attention à ne pas reprendre par inadvertance les arguments bidons avancés par certains politiques pour se défausser sur Bruxelles. La décision a été prise ici par nos responsables.
5. Le 10 novembre 2013 à 19:28, par tnemessiacne En réponse à : Ecotaxe : révolte bretonne ou symptôme européen ?
Belle intervention,
Ceci permet de contrer les arguments eurosceptiques
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