Création du Conseil européen (1974), convention de Lomé (1975), création du Système Monétaire Européen (1978), élection du Parlement européen au suffrage universel (1979), adhésion de la Grèce (1981) et crise budgétaire… En 1984, cela fait dix ans que les bouleversements secouent les Communautés européennes. La toile d’araignée tissée par les accords se transformerait-elle en piège ? Cette peur rythmera la campagne des élections à venir, animée par une grande méconnaissance des institutions et une prédominance des intérêts nationaux.
Le suffrage universel est mis à l’épreuve
En 1979, les premières élections du Parlement européen au suffrage universel jouissent du vent de la nouveauté. En 1984 en revanche, elles prennent l’allure d’un test démocratique : adhésion populaire à la construction européenne, pertinence et bon fonctionnement de ces nouvelles élections, forces politiques en présence…
L’organisation même de l’élection, jusqu’alors propre à chacun des pays membres, pose question. L’historien et politologue Jules Gérard-Libois explique ainsi : « En principe, la deuxième élection — celle de 1984 — devait opérer un certain redressement par la mise en œuvre d’un système électoral unique. » Mais les 10 ne parviennent pas à s’entendre, et l’on conservera finalement le système différencié des élections de 1979.
Cet échec ne sera pas la seule frayeur faite à la bonne tenue du scrutin. Une seconde question demeure : y aura-t-il du monde aux urnes ? Il semblerait que les citoyens les plus motivés aient déjà voté en 1979, car les fortes intentions de vote correspondent à ces bons élèves, sans que l’enthousiasme ne prenne le reste de la population. Au total, 41.02% des Européens s’abstiendront, contre 32% l’année précédente.
Quelques jours avant le scrutin, l’hebdomadaire allemand Die Zeit met en garde contre une abstention massive : « Les échecs des conférences au sommet, les querelles budgétaires permanentes, la faillite financière menaçante de la Communauté, le coût excessif et largement incontrôlé de la politique agricole, les dissensions fréquentes des dix États tant en matière de politique extérieure qu’en matière de protection de l’environnement sont autant de motifs qui pourraient en fait enlever à plus d’un citoyen le goût de participer à cette élection... » Ainsi, un « malaise à l’égard de l’Europe » s’installe en Allemagne, pourtant pilier de la construction européenne post-1945.
10 élections nationales dans l’urne européenne
« Dans l’immédiat et quoi qu’on dise parfois, les élections européennes restent à quelques détails près, des élections nationales qui, par leur juxtaposition, conduisent à composer l’Assemblée européenne. » Pour Jules Gérard-Libois, un mois avant l’élection de 1984, « l’image que le Parlement donne de lui reste floue. » De fait, en 1983, 45% des personnes interrogées ignorent que des représentants de tous les pays-membres y siègent, ce qui n’est pas sans conséquence sur la campagne.
La presse de l’époque reflète un constat sans appel : les élections européennes de 1984 sont en réalité nationales. Ainsi, L’Humanité française annonce : « élection du 17 juin : enjeu national. » Le Monde semble sur la même longueur d’ondes lorsqu’au lendemain du vote, il note : « Les pouvoirs de l’Assemblée de Strasbourg sont trop faibles pour que les enjeux proprement communautaires l’emportent sur les considérations partisanes ».
Les hommes politiques semblent également accorder leur violon sur cette même rengaine. Pour le Parti communiste, Georges Marchais déclarera que « l’enjeu des élections européennes était d’abord national », tandis que Claude Labbé (RPR) envisage « la bataille pour l’Europe [comme étant] d’abord une bataille pour la France ». Plus tard, Denis de Rougemont regrettera amèrement le débat du 21 mai, lorsque ni Simone Veil, ni Lionel Jospin n’avaient « prononcé [un mot] sur la nécessité et l’urgence de l’union, sur son contenu ni sur sa forme politique ».
Finalement, à travers l’Europe, une conclusion unanime : « l’Europe a été, en fait, totalement exclue de la campagne électorale » (Sergeant Jean-Claude et al., 1986).
Spinelli mène un bras de fer contre un déficit démocratique
Lorsqu’en Allemagne, trois jours avant le vote, le Frankfurter Allgemeine Zeitung analyse la place des enjeux nationaux, il décrit la fin de « l’espoir selon lequel un Parlement élu directement par le peuple pourrait combler le ’déficit en démocratie’ de la Communauté et remplir son véritable rôle : contrôler ce qui échappe désormais au contrôle national démocratique et constitutionnel". »
Or dans ce contexte, et si la démocratie semble échapper aux populations, il suffit d’un pas pour vouloir en retrouver le contrôle, et ainsi remettre en question la délégation de pouvoir accordée au niveau européen. D’autant qu’un événement majeur se fera catalyseur des enjeux de souveraineté. Le 14 février 1984, quatre mois avant le scrutin, est voté un certain rapport Spinelli, qui propose un traité instituant une Union européenne. Selon lui, il faut « aller au-delà du degré actuel d’unification » et d’approfondir les politiques existantes. Pourtant, les critiques d’un fédéralisme trop exigeant grondent déjà depuis l’éclat de Margaret Thatcher en novembre 1979…
L’ombre de la souveraineté nationale plane sur le scrutin
En 1984, le Front national porté par Jean-Marie le Pen fait une trouée en France. Derrière Veil (43%) et le Parti Socialiste (20.75%), il ne rafle pas moins de 10.95% des suffrages exprimés, soit 2.2 millions de voix et 10 eurodéputés. Le 18 juin, au lendemain du scrutin, Libération constate : « le seul véritable vainqueur », c’est l’extrême-droite. Le 8 mai 2019, le média reviendra sur son analyse de l’époque, selon laquelle « l’existence d’un vote défouloir dans le contexte largement abstentionniste incit[ait] à la prudence ».
Denis de Rougemont développera une longue réflexion sur l’Europe et ses États-nations. Dans Cadmos, à l’époque qui nous intéresse, il s’interroge sur « l’obstacle majeur qui paralyse encore les deux réformes seules capables, à l’évidence, d’ouvrir un nouvel avenir, et qui sont la fédération européenne au-delà des États-nations et l’autonomie des régions à l’intérieur des frontières étatiques. » Sa réponse : « la Souveraineté nationale, inaliénable, une et indivisible, d’autant plus absolutisée, sacralisée ».
Cet article fait partie d’une série de retours sur l’Histoire européenne, réalisée en partenariat avec le podcast Europe & Sentiments à l’occasion de l’épisode dédié aux élections de 1984.
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