En Slovaquie, il aura fallu le meurtre d’un journaliste pour s’attaquer à la corruption

Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

, par Lorène Weber

En Slovaquie, il aura fallu le meurtre d'un journaliste pour s'attaquer à la corruption
Mémorial à la mémoire de Ján Kuciak et de sa fiancée, Martina Kusnirová à Bratislava en 2018. Crédit : Peter Tkac (via Flickr)

Nous sommes en février 2018. La Slovaquie, ancien pays membre du bloc de l’Est (alors, qu’avec la République tchèque, elle formait encore la Tchécoslovaquie) ayant accédé à l’indépendance en 1993 et entré dans l’Union européenne en 2004, fait tristement les gros titres de la presse européenne : le journaliste d’investigation Ján Kuciak et sa compagne Martina Kusnirová sont retrouvés assassinés à leur domicile. Ce double meurtre a levé le voile sur des réseaux de corruption slovaques et italiens sévissant dans le pays, et a amené une mobilisation à la fois des citoyens et de la justice pour s’attaquer à ce fléau.

Un journaliste assassiné sur fond de corruption et de réseaux mafieux

Un journaliste d’investigation, jeune et amoureux, est assassiné avec sa fiancée alors qu’il enquêtait sur des réseaux de corruption slovaques impliquant la mafia italienne. Au terme de l’enquête, un ancien soldat est reconnu coupable du meurtre, mais n’était que l’homme de main d’un homme d’affaires véreux et au bras long sur lequel Kuciak enquêtait. Cela sonne comme le résumé d’un polar, pourtant le scénario est bien réel.

La Slovaquie n’avait pourtant pas l’air de mal se porter en termes de liberté de la presse. Avant Ján Kuciak, aucun journaliste n’avait été assassiné et Slovaquie, et le pays était bien classé à l’Indice de liberté de la presse de Reporters Sans Frontières, arrivant à la 12ème sur 180 en 2016. En 2018, l’année du meurtre, il perd néanmoins 15 places, et tombe à la 35ème place en 2019. Cette année, le pays est à la 33ème place. Plusieurs journalistes slovaques enquêtant sur des affaires de corruption confient par ailleurs à la Deutsche Welle ne pas se sentir en sécurité, un an après le meurtre.

Par ailleurs, si l’Indice de liberté de la presse en Slovaquie se portait plutôt bien, il n’en allait pas de même pour la corruption. D’après l’Indice de perception de la corruption (produit par l’ONG Transparency International), en 2018 le pays n’arrivait qu’à la 57ème place sur 180. Un Eurobaromètre dévoilait quant à lui que 85% de la population slovaque jugeait que la corruption était étendue dans leur pays. Un an après le meurtre, le Conseil de l’Europe exhortait par ailleurs la Slovaquie à prendre des mesures juridiques contre la corruption.

Il semblerait donc que la corruption ait fini par devenir une menace pour la liberté de la presse et la sécurité des journalistes. D’ailleurs, la presse, des ONG comme Transparency International, mais également le chef de la police slovaque émettent immédiatement l’hypothèse que le meurtre de Ján Kuciak a été motivé par son travail : le journaliste enquêtait effectivement sur des affaires de corruption, de fraude et de réseaux mafieux.

Ján Kuciak s’intéressait notamment aux liens suspectés entre l’entourage de Robert Fico – le Premier ministre slovaque à l’époque – et la mafia italienne : étaient notamment concernés l’un des conseillers principaux de Fico ainsi qu’une de ses assistantes. Robert Fico, par ailleurs, s’en était pris publiquement aux journalistes, les accusant à l’occasion de conférences de presse d’être partiaux, d’avoir nui au pays, ou encore de ne pas respecter la vie privée, les taxant d’espions…

Les recherches de Kuciak portaient également sur des affaires d’évasion fiscale et de fraude aux fonds européens, impliquant là aussi la mafia italienne. En parallèle de ses enquêtes sur la sphère politique, il enquêtait par ailleurs sur plusieurs entreprises et hommes d’affaires, qu’il soupçonnait de fraude fiscale et dont il avait dévoilé plusieurs transactions douteuses.

Le dernier reportage de Kuciak, publié à titre posthume, révélait ainsi l’étendue de l’infiltration de la mafia italienne en Slovaquie.

L’enquête de la police confirme l’hypothèse d’un meurtre motivé par les investigations de Kuciak. Le meurtrier et le commanditaire sont inculpés, et c’est un vaste réseau de corruption réunissant hommes politiques, juges et procureurs qui est mis au jour. D’après les résultats de l’enquête, Marián Kočner, hommes d’affaires slovaque lié à la mafia italienne et qui avait menacé Kuciak plusieurs mois avant le meurtre, l’aurait commandité. L’enquête révèlera par ailleurs une vingtaine d’autre crimes perpétrés par un vaste réseau de corruption, dont d’autres meurtres et des tentatives d’assassinat.

Un « réveil » citoyen et électoral contre la corruption

La corruption généralisée en Slovaquie a ainsi été dramatiquement mise en lumière, infectant la sphère politique et économique, au point de mener au meurtre d’un journaliste. Ján Kuciak incarnait le courage, la quête de vérité et de justice, et avec sa fiancée, la jeunesse et l’avenir : leur double meurtre a fait l’effet d’un électrochoc en Slovaquie, et a provoqué des manifestations de masse réclamant la justice, la lutte contre la corruption généralisée, et la démission du Premier ministre.

Robert Fico démissionnera d’ailleurs un mois après le meurtre. La « punition politique » ne s’arrêtera pas là : en 2019, c’est une avocate libérale et militante anti-corruption, Zuzana Caputová, qui remporte les élections présidentielles. L’année suivante, alors que les électeurs slovaques sont de nouveau appelés aux urnes pour les élections législatives cette fois-ci, c’est le parti anti-corruption OLaNO qui les remporte. Le parti de Robert Fico, le SMER, a ainsi subi une double défaite électorale dans les deux années ayant suivi le meurtre. Le fondateur du parti OLaNO considère d’ailleurs que c’est le meurtre de Ján Kuciak et de Martina Kusnirová qui a « réveillé la Slovaquie ».

Un journaliste assassiné en Slovaquie, symptôme d’une liberté de la presse en déclin en Europe ?

En Europe, le meurtre de Ján Kuciak et de sa fiancée, l’enquête et le procès ont fait les gros titres de la presse. Le vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans a lui-même réagi en demandant à ce que justice soit faite. Il faut dire que ce meurtre intervient quatre mois après celui de Daphne Caruana Galizia à Malte. Huit mois plus tard, c’est la journaliste bulgare Victoria Marinova qui était assassinée. Tous trois enquêtaient sur des affaires de corruption. Bien que concernant Marinova, l’enquête révèlera que le meurtre n’avait aucun lien avec son travail, ces trois meurtres relativement rapprochés ont questionné l’état de la liberté de la presse et de la protection des journalistes en Europe, ainsi que le fléau de la corruption dans plusieurs pays de l’UE.

Reporters Sans Frontières a notamment tiré la sonnette d’alarme sur le déclin de la liberté de la presse et l’hostilité croissante envers les journalistes en Europe. Le classement de plusieurs pays à l’Indice de la liberté de la presse est en chute libre, en particulier en Europe de l’est où l’état de la liberté de la presse est couplé à celui de la corruption.

La Slovaquie a amorcé un réveil citoyen et politique suite au meurtre de Ján Kuciak. N’attendons pas d’autres drames pour assurer la protection des journalistes européens et lutter efficacement contre la corruption.

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