Face au Brexit, l’UE ne doit pas surjouer son sentimentalisme

, par Guillermo Íñiguez, Traduit par Pierre Le Mouel

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Face au Brexit, l'UE ne doit pas surjouer son sentimentalisme
Après 47 années d’appartenance, le Royaume-Uni quittera l’Union européenne le 31 janvier. Source : Parlement Européen

Je me souviens encore aujourd’hui me réveiller le 24 juin 2016. J’ai jeté un œil à mon portable, le WhatsApp de mon père indiquait que « le Leave l’avait emporté », et Nigel Farage rayonnait, célébrant le « jour de l’indépendance ». Ça ne pouvait être qu’un cauchemar. Il était évident que David Cameron allait faire une annonce officielle affirmant que ce n’était qu’une blague, que rien ne changerait et qu’il était évident que ce référendum irresponsable avait été une erreur.

Ce qui a suivi pendant plus de trois années et demie n’a été qu’un étoffement des cinq étapes du deuil de Kübler-Ross : le refus, la colère, la négociation, la dépression et enfin l’acceptation. Plus tôt cette semaine, on m’a envoyé une photo des drapeaux européens qui ornent l’entrée de mon lycée. Pour la première fois depuis la fondation de l’école, le Union Jack ne flottait plus. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai pris conscience que le Brexit arrivait à grands pas. C’est également à ce moment-là que je me suis rendu compte que, malgré ma tristesse, j’avais atteint le stade de l’acceptation.

Comme de nombreux Européens (le plus célèbre étant peut-être Donald Tusk), je ressens un attachement profond pour le Royaume-Uni, un pays que j’ai admiré toute ma vie. Ayant fréquenté une école primaire britannique, j’ai grandi dans la culture d’Outre-Manche, en chantant ses chants de Noël, en lisant sa littérature et en regardant ses films. J’étudie dans ce pays depuis deux ans et demi, j’y ai été accueilli par des gens chaleureux et au grand-cœur. Une partie de moi est fondamentalement britannique ; de la même manière qu’une partie de moi est fondamentalement espagnole, mon pays de naissance, et fondamentalement allemande, le pays où j’ai grandi ; et évidemment européenne, le continent auquel j’ai toujours appartenu. Pourtant, malgré les points communs, je suis de ceux qui ont fortement critiqué la « lettre d’amour aux Britanniques » de Frans Timmermans, lettre dans laquelle il exprime le confort qu’il trouve en sachant que les « liens familiaux » entre l’UE et le Royaume-Uni ne pourront « jamais vraiment être brisés. »

Contrairement à M. Timmermans, je n’entretiens pas le moindre doute que le Royaume-Uni, dans sa forme actuelle et malgré le combat impressionnant mené par nos amis Remainers, n’a aucune envie de maintenir des liens étroits avec l’Europe — du moins, jusqu’au moment où il se rende à nouveau compte des avantages qu’ils auraient à y gagner. C’est un pays qui a voté en faveur d’une dégradation des liens avec Erasmus+, la plus belle réussite de l’UE, tout en nous rappelant à quel point ils s’engagent pour la continuation des relations académiques entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne ». C’est un pays dont le Chancelier, Sajid Javid, a annoncé qu’il ne chercherait pas à s’aligner sur les normes européennes après le Brexit , puis a radicalement changé d’avis après un tollé de plusieurs jours. C’est un pays qui a voté contre un amendement accordant automatiquement aux citoyens européens vivant au Royaume-Uni le statut de résident permanent, ce qui leur aurait évité de devoir subir le processus administratif lourd et dégradant nécessaire à l’obtention de ce statut.

Il serait naïf de croire que l’Union Européenne n’a pas besoin de réformes. Il serait également naïf de croire qu’elle est là où elle doit être. Son futur dépendra en grande partie de ce qui ressortira de la Conférence sur l’avenir de l’Europe : que ce soit une simple façade amenant à des changements superficiels ou une manière sincère de rétablir la confiance en un projet commun tout en réduisant le déficit démocratique et en se dirigeant vers une véritable union politique. Il y a de quoi être pessimiste : la nouvelle Commission n’a pas galvanisé l’électorat et a surtout été caractérisée par sa rhétorique flamboyante alors que sa dépendance aux gouvernements polonais et hongrois, par exemple, a soulevé de nombreuses questions sur sa position vis-à-vis de l’Etat de droit.

Et pourtant, elle est parvenue à maintenir la paix sur tout le continent pendant 70 ans. C’est le berceau de Erasmus+ qui a permis à des millions de jeunes Européens d’étudier à l’étranger, d’apprendre de nouvelles langues et d’avoir accès à de nouvelles cultures. Elle a permis à 500 millions de citoyens de vivre, travailler et voyager dans 28 pays. Elle a financé le développement des régions les plus pauvres grâce à son Fonds de cohésion ou son Fonds de solidarité. Elle protège les droits des travailleurs, les droits de l’Homme et l’état de droit. De plus, elle est pionnière dans la lutte existentielle contre le changement climatique. Et plus important encore, c’est une union culturelle et sociale dont la particularité est de chercher à rapprocher les gens en assurant qu’ils puissent vivre libres et heureux et en les unifiant dans la diversité, plutôt que de les diviser.

Marcel Decombis, chef de cabinet de Jean Monnet, disait du projet européen : « Sans cesser de considérer leurs propres pays avec amour et fierté, [les citoyens] deviendront des européens dans l’âme, [...] prêts à compléter et consolider le travail de leurs pères avant eux et de donner vie à une Europe unie et vivante. »

Le Royaume-Uni n’a pas quitté l’Union Européenne parce qu’il croit en tout ce qui a été dit plus haut ou parce qu’il considère entretenir une « relation spéciale » avec l’UE. Et nous ne devrions pas non plus croire qu’une telle relation existe. Il est banal de dire que le Royaume-Uni n’a jamais été enthousiasmé par l’intégration européenne, que De Gaulle avait peut-être raison de mettre son veto à l’adhésion du Royaume-Uni, que les Premiers Ministres successifs ont passé plus de temps à penser à leurs options de retrait qu’à l’avenir du projet européen, et que même avant ce référendum désastreux, tout ce qui semblait intéresser David Cameron était la renégociation du statut du Royaume-Uni au sein de l’UE.

A la veille du Brexit, j’ai le sentiment d’avoir franchi les 5 étapes du modèle Kübler-Ross. Demain, le Royaume-Uni quittera l’Union européenne. Une partie de moi est triste, pas seulement à cause du rôle de ce pays dans ma vie, mais parce que c’est aussi un nouveau triomphe du chauvinisme face à la tolérance, de la nostalgie impériale face au cosmopolitisme, et de la victoire des demi-vérités face aux faits. Et pourtant, contrairement à M. Timmermans, une partie de moi est également soulagée que nous ayons atteint cette étape. Au cours des trois dernières années, énormément d’argent, de temps et d’énergie ont été gaspillés à essayer de comprendre le déclin politique du pays, de s’adapter aux différentes majorités parlementaires et de négocier un accord qui ne permettra pas au Royaume-Uni d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Face à ces épreuves, l’Union Européenne a su se montrer remarquablement unie, alors que ses principales démocraties ont été poussées dans leurs retranchements par l’extrême-droite et l’indépendantisme.

Le Brexit sera toujours une erreur, peu importe les efforts des Conservateurs pour la cacher derrière une rhétorique de nouvel « âge d’or », car l’Union Européenne est bien plus que la somme de ses parties ou la taille de son PIB. Et qui sait, peut-être est-ce l’Union Européenne qui tirera profit de sa liberté fraîchement acquise ? Dans tous les cas, comme le dit M. Vidal-Folch dans sa réponse à M. Timmermans publiée dans El Paìs, ne surjouons pas notre sentimentalisme envers le Royaume-Uni. Face à tout recul ou demi-mesures, face à toute menace de déréglementation fiscale ou environnementale dans les négociations pour le futur accord, il est de notre devoir de défendre nos valeurs. De la même manière que les Britanniques ont défendu les leurs.

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