Franco exhumé : la fin d’une longue histoire chargée de mémoires traumatiques

, par Aline Thobie

Franco exhumé : la fin d'une longue histoire chargée de mémoires traumatiques

Jeudi 24 octobre, 10h30 : l’heure est venue d’exhumer le corps de l’ancien dictateur espagnol, Francisco Franco, qui sera transféré d’un mausolée érigé en son honneur à un cimetière municipal. Quelles sont les causes de cette décision ? Et qu’implique-t-elle aux plans historique et politique ?

1939-2019 : brève chronologie des quatre-vingt dernières années

Francisco Franco est né en 1892, à Ferrol, en Galice (Espagne). De famille bourgeoise, il évolue dans un milieu où tradition militaire et dévouement à l’État sont des valeurs fondamentales. Une fois sorti de l’Académie d’infanterie de Tolède, il mène une vie de garnison et alterne entre régiments au Maroc et en Espagne. Lieutenant-colonel en 1922, il est bientôt nommé le Caudillo : autrement dit le Chef de guerre. Cumulant les honneurs (nominations, voyages auprès du roi), il finit par diriger l’Académie générale de Saragosse, et devient officier de la Légion d’honneur française.

Son entrée en politique a lieu en 1934, quand il lui est demandé de mener les opérations contre des insurgés socialistes dans les Asturies, qui sont à l’origine d’un soulèvement armé. Il lui suffira de quelques jours pour disperser les révolutionnaires : rien de tel pour être identifié comme le chantre de la légalité et de la République d’Espagne. Paradoxalement, Franco est une menace : pour éviter qu’il ne prenne la tête d’une autre insurrection, qui serait cette fois dirigée par lui du fait de sa popularité, on l’envoie au loin, aux îles Canaries. Cela n’empêche pas aux désordres et agitations de croître dans le pays... Franco rédige une lettre aux membres du gouvernement, pour les mettre en garde du danger imminent. L’absence de réponse achève de le convaincre : le soulèvement démarre le 17 juillet 1936.

La dictature militaire de Franco, ou régime franquiste, est établie dès 1939 : en trois ans de Guerre civile, et avec l’aide de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, Franco met fin à la démocratie républicaine espagnole. Les destructions culturelles et patrimoniales vont bon train pendant la guerre, à tel point qu’en 1939 se crée le Service national pour les régions dévastées et les réparations. Officiellement non engagée dans la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne soutient néanmoins le régime nazi. Face aux pressions diverses, notamment économiques et de ressources, et à l’impossible autarcie pourtant souhaitée, Franco se retire peu à peu de la scène internationale. Les conditions de vie du peuple espagnol se dégradent, et le Conseil de sécurité des Nations Unies n’hésite pas à qualifier le régime de « gouvernement fasciste imposé par la force au peuple espagnol » (Résolution 4 du 29 avril 1946). La répression fleurit, la liberté d’opinion s’évanouit, et la popularité du général faiblit. Quand bien même Franco engage une profonde réforme touristique redorant son blason pour un temps, et contribue à l’arrivée de nouveaux modes de pensée sur le territoire national, la fin du franquisme s’amorce.

Franco désigne le prince Juan Carlos de Bourbon pour lui succéder en tant que roi d’Espagne en 1969, et se trouve affaibli par la maladie de Parkinson la même année. Il décède en 1975. Sa dépouille est placée dans la Basilique de Cuelgamuros, dans le gigantesque mausolée de la Valle de Los Caídos (littéralement, la vallée de ceux qui sont tombés), auprès de ses victimes.

Photo : mausolée de la Valle de los Caídos, Flickr, Catedrales e Iglesias

La pérennité et les interprétations des actions de Franco : des regards d’historiens aux marqueurs quotidiens

Les avis des historiens et analystes politiques divergent énormément. D’aucuns, à l’image de Ricardo de la Cierva (politicien et historien espagnol, 1926-2015), estiment que Franco voulait sauver l’Espagne du chaos révolutionnaire. Mais les néo-franquistes, prenant le contre-pied de l’historiographie officielle du régime déchu, pensent que le général s’opposait tout bonnement et simplement aux projets révolutionnaires qui couvaient depuis 1934. Ceux-là n’hésitent pas à adoucir la réalité du franquisme. Tandis que Bartolomé Bennassar (historien et écrivain français, 1929-2018), dans une toute autre ligne, pense que « tous, tant gauches que droites », ont participé au « phénomène » 1936. Depuis la fin des années 1990, dans les universités espagnoles, nombre d’historiens s’attèlent à mettre au jour la vérité des souffrances du peuple sous Franco, et se plaisent à se nommer « néo-républicains », en réaction au néo-franquisme.

Reste que ce régime a profondément modifié la vie du pays, indépendamment des grilles de lecture employées pour déchiffrer son action. Son héritage majeur, paradoxalement, est d’avoir rétabli la monarchie via la désignation du roi en 1969. Une autre conséquence, on ne peut plus tangible actuellement, est la doctrine d’unité de l’Espagne : inscrite dans la Constitution de 1978, elle écarte la Catalogne et le Pays basque espagnol de toute potentielle indépendance. En termes humanitaires, les traces du franquisme sont telles que le Conseil de l’Europe a jugé nécessaire de condamner ce régime au niveau international, en 2005.

Quid de l’exhumation : pour qui, pour quoi ?

Le gouvernement socialiste a pris la décision d’exhumer les restes de l’ancien dictateur. Du mausolée, la dépouille va être transférée au cimetière du Pardo-Mingorrubio, là où gît le corps de l’épouse du Caudillo, Carmen Polo. Les motifs de cette décision sont limpides : comment laisser reposer un dictateur dans un monument édifié à la gloire de son régime, et sur son impulsion ? La rémanence de ce monument provoque nombre de traumas. Son édification a été possible du fait d’humiliations subies par les prisonniers, la plupart républicains, qui n’avaient d’autres choix que de se plier à la tâche. Pour le peuple espagnol et la communauté internationale, le fait que Franco repose dans le mausolée constitue une mémoire de la violence inouïe subie par les républicains, de même qu’une reconnaissance indécente de la « grandeur » de ce régime.

Les descendants du dictateur se sont opposés à l’exhumation, mais le Tribunal suprême espagnol a rejeté le recours le mardi 24 septembre 2019 (Résolution 1279/2019), et a confirmé la décision du gouvernement. Pour ce dernier, il est impossible de laisser le mausolée de la Valle de los Caídos « devenir un musée sur l’horreur de la dictature de Franco ». Le gouvernement espère ainsi se distinguer d’autres États dans lesquels la dictature a sévi et où des monuments la rappellent sans cesse, telle l’Italie avec l’obélisque de Mussolini, qui se trouve sur la Piazza Lauro de Bosis, à Rome, où repose toujours un parchemin visant à transmettre les visées du fascisme aux générations futures.

Photo : tombe de Franco, mausolée de la Valle de los Caídos. Source : Flickr, Contando Estrelas

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