Guerre en Ukraine : Le cœur déchiré d’un russo-ukrainien

, par Valentine Hochart

Guerre en Ukraine : Le cœur déchiré d'un russo-ukrainien
(Source : Freepik)

Vous découvrirez ici le témoignage d’Igor, un jeune russo-ukrainien, aujourd’hui réfugié en Turquie depuis fin février, lorsque la guerre a éclaté en Ukraine. Le jeune homme se décrit comme un Ukrainien russophone de Crimée avec un passeport russe et un passeport ukrainien. Il a témoigné en français, langue qu’il parle couramment. Il étudie d’ailleurs dans un double master franco-russe en économie et en science sociales et a effectué un échange universitaire à Strasbourg au sein de l’EM juste avant le premier confinement.

Le Taurillon : Quelles sont les raisons qui t’ont poussées à fuir la Russie dès fin février ?

Igor : La guerre a éclaté le 24 février 2022. Le lendemain, je regardais déjà pour les billets d’avion et je suis parti le 27 février pour la Turquie. Je peux continuer mes études et mon travail en ligne donc j’ai tout de suite saisi l’opportunité de quitter le pays. La première raison est le facteur psychologique : j’ai tout de suite été choqué par cette attaque contre l’Ukraine et il m’était insupportable de continuer à vivre dans le pays agresseur. En moi, il y a eu un clash intérieur, une de mes patries était en guerre avec l’autre. La deuxième raison est bien plus pragmatique. Comme je suis étudiant, je n’ai pas été mobilisé pour partir au front. Toutefois, la tranche d’âge de la conscription étant de 18 à 27 ans et Vladimir Poutine étant une personne imprévisible, il peut à tout moment décider mobiliser tous les jeunes. Je ne souhaite pas faire la guerre et partir était donc pour moi la solution la sécuritaire.

De nombreux russes qui travaillent dans les nouvelles technologies, le journalisme ou des professeurs prennent la même décision et partent en Arménie, en Géorgie, en Azerbaïdjan car ces pays sont accessibles sans visa pour les citoyens russes. Je trouve que malheureusement, l’histoire se répète : déjà en 1920, l’intelligentsia russe devait fuir en partant de Petrograd car leurs idées ne plaisaient pas au régime. 

Le peuple russe soutient-il l’invasion de l’Ukraine ?

Déjà, dans les médias, la propagande du Gouvernement ne parle pas d’« invasion » mais d’ « opération spéciale » en Ukraine. Ce sujet reflète bien les clivages de la société, la polarisation des opinions. Par exemple, les jeunes ont accès aux médias sociaux et savent que le Gouvernement ukrainien n’avait pas pour but d’attaquer prochainement la Russie. En revanche, les personnes plus âgées comme mes grands-parents en Crimée, n’ont accès qu’à la télévision russe pour s’informer. Ils pensent sincèrement que l’Ukraine a des néo-nazis à sa tête et que Poutine va libérer le peuple ukrainien. Les bombardements seraient même orchestrés par le président Zelenski lui-même, qui tue ses propres concitoyens et qui avait de mauvais score de popularité. 

Tout cela s’inscrit dans une logique de déstabilisation des pays occidentaux que met en place le président Poutine depuis des années notamment avec le contrôle des médias. En 2014, lorsqu’il a annexé la Crimée, il y avait encore une opposition médiatique et politique avec les opposants Boris Nemstov et Alexey Navalny qui auraient pu organiser un mouvement populaire mais le premier est mort et le second est emprisonné. De plus, l’une des rares télévision un peu indépendante, TV Rain, a été fermée dans les jours qui ont suivi l’attaque contre l’Ukraine fin février.

Ta famille a-t-elle également fuit face à l’attaque russe ?

Oui, une partie de ma famille est partie en Pologne. Ma mère et ma demi-sœur de 7 ans vivaient dans une région du centre de l’Ukraine qui a été épargnée les premiers jours. Toutefois, avec le temps, les sirènes de la ville ont commencé à retentir tous les jours et elles se réfugiaient souvent au sous-sol pour se protéger. Ma petite sœur voyait les missiles russes (allant de l’Est vers l’Ouest) avec son regard d’enfant et restait joyeuse malgré tout. Comme mon père travaillait déjà en Europe, 7 jours après elles sont partis vers Lviv, ville proche de la Pologne que l’on disait « sûre » puis elles ont rejoint Cracovie où elles vivent avec mon père dans un appartement qu’ils louent.

Combien de temps comptes-tu rester en Turquie ? Tu souhaites rejoindre ta famille en Pologne ?

Pour l’instant, j’ai un visa de touriste en Turquie et je loue une chambre dans une colocation pour une somme symbolique grâce à des contacts d’amis que j’ai rencontré en Erasmus, à Strasbourg. Malheureusement, mon passeport ukrainien est périmé et le Consulat ukrainien ici refuse de me le renouveler.

Je souhaite partir en septembre à Paris, en Master 2, à l’École des hautes études de sciences sociales à Paris. J’y étais pris dans le cadre d’un double diplôme avec mon Université russe, l’École des Hautes études en sciences économiques de Moscou. Ce double cursus est suspendu à cause de la guerre : de nombreuses universités ont fait la même chose, surtout celles dont les doyens ont signé une pétition en soutien à la guerre Ukraine. C’est malheureusement le cas dans mon université. Du coup, je candidate en individuel à cette formation à Paris et la coordinatrice française m’a recommandé pour le cursus car en tant qu’étudiant, je n’y suis pour rien dans ce conflit, et pourtant il pourrait nuire à mes perspectives.

A-t-eu vécu des intimidations du fait de ton engagement contre la guerre ?

Il y a eu des intimidations juste avant que je quitte le pays : par exemple, je suis allé en cours avec un tote bag portant l’inscription « Non à la guerre » en russe et j’ai reçu une sorte de blâme par le service de sécurité de l’université. La raison officielle était que selon les agents de sécurité, je portais mal mon masque dans l’enceinte de l’établissement. Je suis également conscient que partager des informations et contestations sur les réseaux sociaux m’expose au danger. De plus, suite à une manifestation contre la guerre du 27 février, 18 étudiants de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg sont menacés d’expulsion de la fac.

Pour rappel :

Selon une loi adoptée le 4 mars 2022, la dissémination d’informations jugées fausses par les autorités russes est répréhensible d’une peine allant jusqu’à 3 ans de prison, Si la dissémination de « fausses informations » s’accompagne de « fabrication de preuves », la peine peut être portée à 10 d’emprisonnement Si les informations « discréditent » l’armée russe (par exemple, parler de la mort de civiles ukrainiens sous les bombardements russes), l’individu s’expose à une amende de 950 à 2800, ce qui est énorme par rapport au niveau de vie des russes. Le terme « guerre » n’existe pas, il s’agit d’une « opération spéciale » 

Estimes-tu que l’Union Européenne en fait assez pour lutter contre la guerre ?

Je trouve que l’Union européenne fait déjà beaucoup pour nous aider et le fait que la mise en place de mesures de soutien à l’Ukraine prenne du temps est normal : comme l’UE est une démocratie, il est rassurant que prendre des décisions prenne du temps, cela signifie que différentes personnes sont concertées. A l’inverse, Poutine est détaché de la réalité et prend ses décisions seul ou s’entoure de personnes qui vont toujours dans son sens. C’est également pour cela qu’il pensait pouvoir prendre Kyiv en moins de 2 semaines et que son armée serait bien accueillie en Ukraine du fait du manque de popularité de Volodymyr Zelensky avant l’attaque.

Je ne suis pas choqué par l’interdiction des médias russes en Europe comme Russia Today car les fausses informations qu’ils diffusent sont d’autant plus dangereuse en temps de guerre. Peut-être que j’aurais pensé d’une manière différente en tant normal, mais là, on parle d’une guerre.

Concernant les entreprises occidentales qui cessent leurs activités en Russie, c’est vrai, une partie de la population râle car ils n’ont pas choisi d’être dans la situation actuelle, ils ne soutiennent pas la guerre, n’ont même pas voté pour Poutine car une bonne partie des votes sont truqués et pourtant ce sont eux qui, au quotidien voient leur mode de vie changer. Après, pour les étudiants, il n’y a pas de gros changement dans la mesure où l’on peut continuer à candidater à des programmes d’échanges ou des bourses. Les Européens ne cherchent pas à nous discriminer en tant que jeunes russes.

A-t-on avis, pourquoi Poutine a attaqué l’Ukraine maintenant et pas dès 2014, suite à l’annexion de la Crimée ?

En 2014, avec les JO de Sotchi et la croissance économique, Poutine surfait sur la romance de la réunification avec la Crimée, qui a toujours des liens avec la Russie. Toutefois, depuis la pandémie, l’économie russe ne croit plus vraiment (seulement + 0,35%). En face de lui, il n’y a plus d’opposants pour parler d’une autre vision de la Russie et il se trouve face à un mur : il n’a pas de projet national pour la Russie. L’invasion de l’Ukraine montre qu’il vit dans le passé et veut faire croire qu’il dénazifie l’Ukraine car il n’a aucun autre projet politique à offrir à son peuple que de regarder le passé et pas le futur.

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