Ce que le protocole prévoit
Le 15 février dernier, le Sénat italien a conclu et ratifié un accord sur la gestion migratoire avec le gouvernement albanais. La présidente du Conseil des ministres italien, Giorgia Meloni, et son homologue albanais, Edi Rama, ont élaboré un protocole quinquennal qui prévoit la concession domaniale de deux terrains destinés à la construction de structures accueillant les immigrés irréguliers et les demandeurs d’asile arrivés illégalement sur le sol italien. Financés par l’Italie, ces deux centres ont été implantés dans les villes albanaises de Shëngjin et Gjadër.
À Shengjin, un centre de premier accueil a été mis en place pour les procédures de débarquement et d’identification, tandis que le site de Gjadër a été conçu sur le modèle des centres de rétention administrative, accueillant les personnes en attente de rapatriement après un refus d’entrée sur le territoire italien. Autour des deux centres, des murs de 4 mètres de hauteur. Fait notable : bien qu’elles soient situées sur le territoire albanais, les deux structures sont placées sous juridictions italienne et européenne, illustrant une gestion extraterritoriale sans précédent des flux migratoires. L’accord se distingue donc du « Plan Rwanda » du Royaume-Uni, déclaré illégal par la Cour suprême britannique.
Qui peut être envoyé en Albanie ?
Selon les termes de l’accord entre les deux pays, la détention sur le territoire albanais concerne les individus considérés comme « susceptibles d’être retenus ». Cette catégorie inclut les migrants n’ayant pas déposé de demande d’asile, ceux jugés dangereux et les ressortissants de pays tiers classés comme « sûrs » par le gouvernement italien. Cependant, en pratique, les migrants « non susceptibles d’être retenus » peuvent également être détenus en Albanie. Cette catégorie comprend les mineurs non accompagnés, les personnes vulnérables et les demandeurs d’asile pour lesquels la procédure à la frontière ne s’applique pas. Ce fait contraste avec une précédente déclaration du ministre des Affaires étrangères, Antonio Tajani (centre-droite), ainsi qu’avec un amendement proposé par le Parti démocrate (centre-gauche), visant à empêcher de telles mesures. Toutefois, cette dérogation a été rejetée, officiellement pour des raisons de « longueur » du texte de loi.
Les premiers obstacles à l’entente
La mise en œuvre de l’accord Italie-Albanie, initialement prévue avant le printemps 2024, a pris du retard en raison de sa transformation d’un simple arrangement informel entre les deux pays en traité international. Les constitutions de l’Italie et de l’Albanie imposaient en effet que la ratification soit effectuée par le Président de la République, après approbation par les parlements nationaux. En Albanie, l’opposition politique a soulevé des préoccupations concernant les droits humains et la liberté individuelle, mais la Cour constitutionnelle n’a pas émis d’objection à l’entrée en vigueur de l’accord. En avril 2024, les travaux avaient déjà commencé sur les deux sites, malgré le mécontentement des populations locales, alimenté par un manque de transparence de la part des institutions albanaises. Les pelleteuses de la Coopérative Medihospes, une agence italienne sous enquête pour de possibles liens avec la mafia romaine, ont commencé à creuser le sol albanais à la recherche d’une solution à l’immigration irrégulière.
Les réactions en Europe
L’accord Italie-Albanie sur la gestion des flux migratoires a suscité des réactions contrastées en Europe. D’un côté, certains États membres, ainsi que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, voient dans ce modèle une solution innovante à exploiter pour externaliser certaines procédures d’asile, tout en respectant le droit international. L’accord est perçu comme un pas vers une gestion plus efficace des retours et comme une potentielle référence pour d’autres initiatives similaires au sein de l’UE. Cependant, les critiques sont nombreuses. Des ONG, comme Amnesty International, et d’autres groupes de défense des droits humains dénoncent le risque de violations des droits des réfugiés, notamment des principes de non-refoulement et de respect des standards internationaux concernant les ports sûrs. La crainte d’une généralisation de la détention et d’une externalisation excessive des obligations de protection a été exprimée, notamment par des eurodéputés de gauche et par le Conseil de l’Europe. En général, la complexité de cet accord, notamment en termes de coûts, de logistique et de compatibilité avec les normes européennes, laisse encore des incertitudes sur son efficacité réelle et sa durabilité comme modèle.
Vie et mort de l’accord
Le 15 octobre 2024, le bateau Libra de la marine italienne accoste dans le port de Shëngjin. A son bord, 16 migrants : 10 citoyens bengalais et 6 citoyens égyptiens. Ils sont devenus les premiers détenus sur le territoire albanais, conformément aux dispositions de l’accord entre Rome et Tirana. Localisés en eaux internationales la nuit du 14 au 15 octobre alors qu’ils se dirigeaient vers les côtes italiennes, ils ont été transférés en Albanie. Parmi eux, deux mineurs et deux personnes souffrant de problèmes de santé ont été immédiatement renvoyés sur le territoire italien. Pour 12 restants , un bref séjour d’environ 4 jours dans le centre de rétention de Gjadër avant de partir pour une nouvelle destination : Bari, Italie. En effet, les juges du tribunal de Rome ont estimé que les pays d’origine des 16 migrants – le Bangladesh et l’Egypte – ne pouvaient pas être considérés comme des pays « sûrs », en contradiction avec les dispositions prévues par le gouvernement italien. Cette décision repose sur un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne concernant les critères de classification des pays « sûrs ». Par conséquent, leur détention dans les centres albanais a été jugée illégale, ce qui a conduit à leur transfert immédiat sur le territoire italien.
Cette décision a provoqué la colère de Giorgia Meloni, farouchement opposée au verdict des juges et déterminée à se battre pour la bonne réussite de son plan. Même Elon Musk, désormais ami fidèle de la Première ministre italienne, a exprimé sa déception sur X, le réseau social qu’il a acquis en 2022. De son côté, l’opposition menée par la sociale-démocrate Elly Schlein s’est réjouie, promettant de poursuivre sa lutte contre les initiatives du gouvernement, qu’elle accuse d’entraîner des violations flagrantes des droits humains en matière de gestion migratoire.
Après le weekend en Albanie de ces 16 migrants, les centres albanais ont brièvement accueilli 8 autres personnes, elles aussi renvoyées en Italie pour les mêmes raisons que les autres. Peu à peu, le personnel de la police italienne et de la Coopérative Medihospes a quitté l’Albanie, laissant les deux structures presque vides. Alors que le ministre de l’Intérieur italien, Matteo Piantedosi, appelle l’Union européenne à établir un cadre législatif commun pour l’externalisation de la gestion migratoire, la Cour de justice de l’UE pourrait prochainement statuer sur l’abolition définitive de cet accord.
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