L’antifascisme italien : berceau du fédéralisme européen ?

, par Samuel Touron

L'antifascisme italien : berceau du fédéralisme européen ?
Altiero Spinelli, 1984. Source : Parlement européen

Nicolas Machiavel a dit : « Il y a deux manières de combattre, l’une avec les lois, l’autre avec la force. La première est propre aux Hommes, l’autre nous est commune avec les bêtes. » Le fascisme fit entrer la force et la violence dans la politique contemporaine, transformant les Hommes en bêtes. Dès la création des Faisceaux italiens de combat en 1919, des mouvements antifascistes vont s’opposer à l’installation de cette force politique dans le paysage politique. L’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en 1922 changea considérablement la donne, l’antifascisme devient illégal. De la résistance aux vagues d’émigration, l’antifascisme transalpin a suivi une trajectoire particulière et s’est affirmé aux couleurs de l’Europe. Retour sur cette histoire singulière qui contribua à faire naître le projet européen.

S’il est un nom bien connu de l’antifascisme italien autant que de la construction européenne c’est bien celui d’Altiero Spinelli : né le 31 août 1907 à Rome, d’abord communiste et donc naturellement anti-fasciste, il fonde, en 1943, le Mouvement Fédéraliste Européen puis l’Union des Fédéralistes Européens. Arrêté en 1927 à Milan, il est emprisonné pour son opposition au fascisme durant dix années. À l’issue de sa peine, il est mis à l’isolement comme plusieurs centaines d’autres prisonniers politiques italiens sur l’île Ponza puis sur une autre île, celle de Ventotene qu’il quitta finalement début 1943. Ventotene : voilà un nom qui met du baume au cœur à tout fédéraliste européen. C’est en effet sur cette île que Spinelli aux côtés de ses co-détenus et amis Ernesto Rossi et Eugenio Colorni, rédigea l’illustre « Pour une Europe libre et unie. Projet de Manifeste » aujourd’hui connu, à la suite de son édition plus large en août 1943, sous le nom de « Manifeste de Ventotene ».

Un fédéralisme anti-fasciste ?

Si la construction européenne et le fédéralisme européen comme moyen de mettre un terme à l’État-nation, responsable des malheurs et des guerres est l’idée centrale du Manifeste, l’inspiration et l’influence anti-fasciste est également au premier plan et ne doit pas être négligée. La critique forte du modèle de l’État-nation, des aspirations indépendantistes incessantes ne pouvant se faire sans nationalisme et donc sans mal, est farouchement critiquée rappelant le rejet de la propriété privée par l’idéologie marxiste. Dans le premier cas, le nationalisme alimente l’indépendantisme et vice-versa créant des conflits et des inégalités de traitement ; dans le deuxième cas, la propriété privée prive l’autre de jouir de biens communs, créant des conflits et donc des inégalités. Au total, on retrouve dans les deux cas la création d’inégalités, de conflits, de malheurs ce qui alimente les fascisme et in fine les autoritarismes et les totalitarismes. L’idéal fédéraliste doit ainsi permettre de dépasser ce cadre inégalitaire et belliqueux de la nation qui fait la ruine du peuple. Le marxisme inspire ici fortement les propos tenus dans le Manifeste.

De même, l’internationalisme alimente les idées rédigées à Ventotene, l’union de l’Europe doit se faire par une aspiration populaire réunissant les différents peuples européens sous couvert d’un droit international repensé (nous sommes en 1941 !) et d’une force internationale indépendante - une armée européenne donc - qui permettront d’éviter de tomber dans le fascisme et de créer une véritable démocratie. Enfin, il est clair que la fédération européenne doit se faire par la révolution, une révolution socialiste. L’Europe fédérale doit être socialiste et permettre ainsi de limiter le pouvoir du capital, détenteur des moyens de production et exploitant la force de travail du prolétariat européen. Le soutien de la plupart des grandes entreprises et des industriels au Parti national fasciste n’a pas été oublié par Altiero Spinelli et ses co-rédacteurs. La nationalisation des entreprises et industries européennes à la suite de la révolution socialiste est d’ailleurs très explicitement désignée. Le droit à chacun de vivre dans la dignité, l’égalité des chances, l’application stricte de la laïcité, la disparition de toute exploitation de l’Homme par l’Homme sont les objectifs du Manifeste de Ventotene. Surtout, la fédération européenne n’est qu’une étape avant « le grand soir » qui doit voir naître une fédération internationale. L’universalisme communiste n’est pas très éloigné de cette conception « spinellienne ».

Diffusé clandestinement au sein de la résistance italienne dès 1941, le Manifeste est officiellement adopté par le Mouvement Fédéraliste Européen (MFE) le 28 août 1943 à Milan. Au sein de la résistance italienne et du MFE, les anciens combattants de la période du « Biennio Rosso » sont nombreux de même que les partisans, qu’ils soient membres du Parti Communiste Italien (PCI) ou des différentes brigades socialistes, communistes ou anarchistes. Il ne faut pas oublier non plus qu’Ernesto Rossi n’est pas que l’écrivain du Manifeste de Ventotene, il est aussi le fondateur d’un des plus importants groupes de la résistance italienne : Giustizia e Libertà mais aussi des premiers journaux clandestins anti-fascistes comme Non Mollare (Ne rien céder). La résistance italienne profondément anti-fasciste et ancrée en bonne partie à l’extrême-gauche est aussi très marquée par les écrits fédéralistes diffusés pour la première fois sur la péninsule italienne.

L’exportation du fédéralisme européen : le rôle de la diaspora

Beaucoup des opposants politiques à Mussolini et au fascisme iront renforcer les rangs des émigrés italiens, qui dans un pays alors pauvre, prirent la route d’une vie meilleure. Parmi ces « émigrés économiques » beaucoup d’entre eux, bien que n’étant pas fondamentalement anti-fascistes au moment de leur départ se revendiqueront à terme comme antifascistes. En outre, que ce soit par la découverte d’un racisme profond à leur égard lors de leur arrivée dans leur pays d’accueil, par les injustices économiques dont ils furent victimes ou simplement pour soigner leur égo, les émigrés italiens se caractérisent par un positionnement politique très marqué à l’extrême-gauche. Une fois la guerre terminée, ils constitueront un vecteur très porteur pour la diffusion des idées fédéralistes à l’étranger. Leurs enfants, nés et/ou élevés en France, seront souvent marqués par un engagement socialiste sinon communiste mais aussi par une adhésion certaine aux idées fédéralistes. La socialisation primaire et secondaire est ici à l’œuvre.

Petit, je me souviens que lorsque je demandais à ma mère pourquoi ses grands-parents avaient quitté l’Italie on me répondait : « pour fuir Mussolini ». En grandissant, j’ai compris, que leur départ était surtout lié à l’extrême-pauvreté dans laquelle ils vivaient mais j’ai aussi pu découvrir, dans la bibliothèque de mon grand-père, les ouvrages de Karl Marx, de Friedrich Engels, de Mikhaïl Bakounine, de Mao ou encore de Jules Vallès. Ayant connu les premières années de ses parents en France, la pauvreté, le racisme, « l’anti-fascisme théorique » de son père était devenu « un antifascisme réel » chez lui, cohabitant avec un sentiment d’appartenance européen et un internationalisme profond, en parfaite symbiose avec « l’esprit de Ventotene ».

L’Italie est à la fois le berceau de l’anti-fascisme et du fédéralisme européen, ce qui pourrait apparaître comme paradoxal s’explique en réalité par une clé de compréhension : le Manifeste de Ventotene. Ce n’est pas pour rien si l’Italie de la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980 est à la fois celle des « années de plomb » et d’une europhilie décomplexée et totale qu’aucun autre pays européen n’est encore parvenu à égaler. Pays de contraste, l’Italie l’est aussi par ses engagements politiques, qui, comme son âme, sont passionnels.

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