Les raisons d’une autonomie stratégique
Également nommée « souveraineté stratégique », l’autonomie stratégique désigne l’ambition pour l’UE de développer et assurer le contrôle des technologies et des chaînes de production mondiales afin de sécuriser son autonomie dans un contexte de rivalité croissante entre Chine et États-Unis. Que ce soit au niveau de l’approvisionnement de matières premières et de produits manufacturés ou au niveau du contrôle de la technologie, l’UE dépend en effet grandement d’autres pays – ce qui risque de devenir problématique.
Le principal objectif de l’autonomie stratégique est de ne plus dépendre excessivement du commerce mondial, jugé peu fiable. Par exemple, certains pays exportateurs de ressources importantes utilisent l’échange pour peser sur les décisions du pays importateur. C’était le cas du gaz importé de Russie. Conscients de l’importance qu’avaient les importations de gaz russe pour l’Europe, le Kremlin en profitait pour acheter le silence des Européens sur les actions impérialistes russes dans le Caucase. Cependant, avec l’invasion russe en Ukraine, l’UE a commencé à importer du gaz des États-Unis. Plus cher, plus polluant et nécessitant des infrastructures qu’une grande partie de l’Europe n’a pas, le gaz liquéfié américain est désormais dominant dans les importations de l’UE. En plus d’avoir perdu au change, le risque est d’avoir simplement changé de géôlier ; la France et l’Allemagne se seraient-elles opposées à l’invasion américaine de l’Irak en 2003 de la même manière si elles étaient dépendantes du gaz américain ?
Certaines dépendances sont liées aux différentiels de compétitivité. Pour des raisons de prix des matières premières et de main-d’œuvre, Volkswagen fait produire son câblage métallique pour voitures en Ukraine. Avec le conflit actuel, la chaîne de production de la firme allemande s’en est retrouvée perturbée. L’invasion russe du pays, qui a déjà fait des dizaines de milliers de morts et envoyé des millions d’Ukrainien.ne.s sur les routes de l’exil, a donc également des conséquences sur l’approvisionnement européen de nombreuses ressources. Un danger pour l’autonomie de l’UE serait donc de dépendre, pour l’approvisionnement en matières premières et marchandises, de pays instables ou menacés par d’autres.
Enfin, la dépendance technologique est la plus importante. Dans des domaines extrêmement stratégiques comme l’informatique, les semi-conducteurs, les nanosciences ou l’aéronautique, aucune entreprise européenne ne contrôle la technologie utilisée. Avec la numérisation croissante de l’économie, des secteurs dans lesquels des pays européens avaient un avantage comparatif (industrie automobile, machines-outils…) vont devoir intégrer des technologies numériques qu’aucun État européen ne contrôle. Dans un futur proche, si les États membres de l’UE souhaitent avoir un équipement militaire connecté, il faudra être dépendant des États-Unis, qui possèdent l’avantage technologique. À partir de là, les choix deviendront vite contraints en matière de politique commerciale, étrangère, de défense et de sécurité. Le risque est donc celui d’une dépendance généralisée à partir de dépendances sectorielles.
Plus généralement, l’idée de réduire la dépendance européenne à la chaîne d’approvisionnement mondiale et de contrôler les chaînes de production prend de l’ampleur en 2020 avec l’énorme disruption des échanges internationaux que provoque la pandémie mondiale du coronavirus SARS-CoV-2. En créant une chaîne d’approvisionnement régionale, l’Europe se donnerait les moyens de résister aux chocs exogènes comme le coronavirus ou l’invasion russe en Ukraine. Ces deux évènements aux répercussions mondiales poussent à la réflexion : à l’heure où le monde unipolaire disparaît au profit de blocs régionaux, l’UE devra mener sa propre politique, ce qui implique de se distancer des positions américaines. C’est l’esprit de la petite phrase lâchée par Emmanuel Macron : « Être allié des États-Unis ne signifie pas être vassal ». La construction européenne étant historiquement située dans une position atlantiste qui amène à s’aligner sur l’allié américain dans de nombreux domaines, l’autonomie stratégique européenne serait une révolution copernicienne pour l’UE.
Les limites : manque de moyens, manque d’envie ?
Une révolution serait également nécessaire au niveau de la conception de ce que doit faire l’UE. Une autonomie stratégique impliquerait des changements radicaux pour les États européens, mais sont-ils prêts à les accepter ?
Tout d’abord, un problème structurel est le manque de centralisation. Contrairement aux États-Unis et à la Chine, les marchés de l’UE sont (très) loin d’être intégrés. Historiquement, les États-Unis ont utilisé la puissance étatique pour développer leur industrie technologique. Aujourd’hui, il est possible pour Washington, D.C. de financer de grands espaces technopolitains où se concentrent la recherche technologique (Silicon Valley, Route 128, Seattle). De la même manière, Pékin concentre ses productions dans des provinces spécialisées (Hi-Tech Industrial Belt de Jing-Jin-Shi, industrie des panneaux photovoltaïques). De plus, ces États centralisés ont des mécanismes de répartition financière permettant de compenser les écarts de développement.
L’UE n’a, pour l’instant, absolument pas ces moyens. Un investissement massif dans un État membre créerait tout de suite un déséquilibre insupportable pour les autres. De plus, les États membres n’ont pas tous le même point de vue géopolitique et ont des intérêts divergents. Par exemple, Galileo, le projet d’un GPS européen, a été sous-financé et souffre d’importants retards parce que certains États membres de l’Agence spatiale européenne ne sont pas convaincus de son utilité. Il n’est également pas clair vers quoi Galileo se dirige : la France, à cause de ses intérêts géostratégiques en Indopacifique, souhaite une fonction militaire tandis que l’Allemagne, qui se repose déjà sur la technologie militaire américaine, ne le souhaite pas. Pendant ce temps, des pays souhaitant devenir des puissances régionales développent leurs capacités satellitaires autonomes : Japon (QZSS), Chine (BeiDou-2), Russie (GLONASS)…
Si l’UE parvient à régler le problème des intérêts divergents de ses États membres, elle n’est pas au bout de ses peines. Pour établir et développer une industrie (militaire ?), elle devrait supporter des coûts de production beaucoup plus élevés et une automatisation massive si elle veut couvrir les frais des salaires beaucoup plus élevés d’Europe. De plus, un tel projet perturberait l’économie mondiale puisque les pays dits « émergeants » perdraient leur source principale de revenus. Une autonomie stratégique européenne impliquerait donc des efforts colossaux qui bouleverserait l’Europe et le reste du monde. En plus de se demander si elle est applicable, les opposants à l’autonomie stratégique se questionnent sur son caractère souhaitable.
Avec l’avènement d’un monde multipolaire, l’autonomie stratégique est donc un projet visant à créer une puissance régionale européenne qui puisse décider en toute autonomie dans certains domaines stratégiques. Cependant, si l’Union européenne veut devenir un bloc faisant jeu égal avec les États-Unis et la Chine (ce dont elle ne semble pas totalement convaincue), les États membres et l’Union européenne devront faire des investissements massifs (qu’ils ne semblent pas prêts à faire) et opérer des transformations profondes au sein des économies européennes (qu’ils ne semblent pas souhaiter). De quoi décréter l’autonomie stratégique déjà enterrée ? Lors de crises et de moments de bouleversement, des options auparavant irrecevables deviennent soudainement souhaitables. Ne jamais dire jamais…
Suivre les commentaires : |