C’est une trahison et un sérieux camouflet pour l’Europe, et une claque pour la France, l’amie et l’alliée de toujours. D’autant plus que c’est la France (depuis l’élection d’Emmanuel Macron) qui plaide le plus pour une Europe de la défense, ce qui relancerait enfin une Europe anesthésiée face aux grandes puissances actuelles ou émergentes assez hostiles.
Emmanuel Macron a évidemment réagi à cette décision, regrettant une décision qui « stratégiquement va a contratio des intérêts européens ». Hasard ou ironie du calendrier, le président français ne peut pas trop en faire dans sa protestation, pour au moins deux raisons. La première est que la Belgique a tout de même fait un geste envers la France, et le Premier ministre belge Charles Michel, « ami de Macron », a annoncé l’achat à la France de 442 blindés lourds et légers, produits par le consortium Nexter Thales et Arquus (ex-Renault Trucks Défense). L’investissement total s’élève quand même à 1,6 milliards d’euros et permettra de moderniser l’armée de terre belge en lui donnant le même équipement que l’armée de terre française. Mais la facture des 34 avions F-35 est bien supérieure (4 milliards d’euros)… La deuxième raison de cette réaction « soft » d’Emmanuel Macron est qu’il se rendra en Belgique, en visite d’Etat, dans peu de temps... bonjour l’ambiance !
La Belgique n’est pas le seul pays européen à acheter des avions de guerre américains. Les Pays Bas, le Danemark, l’Italie, le Royaume-Uni et la Norvège (qui n’est pas membre de l’Union européen) sont également équipés avec des F-35. La Pologne, peu après son entrée dans l’UE, s’était déjà fait remarquer en achetant en 2005 des F-16 américains. Mais pour la Belgique, la symbolique, donc la déception, est forte, car ce pays n’est autre que la capitale de l’Union européenne. [1]
La production d’armes : une compétence (très) nationale
Et un tel pays, très europhile, ose faire un tel pied de nez à l’Europe qui produit pourtant sur son sol des avions de combat européens ? La Suède fabrique aussi un avion (le Saab / Grippen), la France, bien sûr, avec ses Mirages et surtout son Rafale, le fleuron de toute la production, mais aussi le consortium européen « Eurofighter », structure embryonnaire d’une Europe de la défense, qui produit aussi un avion européen depuis plus de vingt ans, le « Typhoon » (avec l’Allemagne, le Royaume-Uni), mais sans la... France, qui protège évidemment le groupe français Dassault. En toute honnêteté d’ailleurs, l’idéal aurait été que les fabricants d’avion de guerre européens s’unissent (comme pour Airbus dans le civil), ils auraient ainsi créé un consortium considérable, performant et compétitif et s’imposeraient en un concurrent sérieux face aux Américains. Mais jusqu’à présent, la production d’armes reste une compétence (très) nationale, même si cela n’empêche pas quelques coopérations (le char Tigre franco-allemand par exemple). Espérons que la future Europe de la Défense parviendra à harmoniser et unifier les productions, ce qui générerait d’importantes économies d’échelle.
En France, à part le « regret » d’Emmanuel Macron, on a plutôt fait profil bas. Pourquoi ? Parce que la France, depuis soixante ans, fait cavalier seul avec le groupe Dassault. Elle non plus n’a pas joué le jeu avec le programme européen Eurofighter, car elle a développé (et vendu partout) ses avions Mirage, puis s’est lancée dans le projet Rafale, avion reconnu par tous les spécialistes comme remarquable, très efficace, mais coûteux à l’achat comme à l’entretien. Il a d’ailleurs mis beaucoup de temps à trouver acquéreur et il a fallu la patience persuasive et la détermination de l’ancien président de la République pour parvenir à le vendre (quelques dizaines) au Qatar, en Egypte et en Inde, en 2015. Mais, à part l’armée française, aucun appareil Rafale n’est vendu dans un autre pays européen. Cherchez l’erreur...
On constate ainsi que la production d’armement en commun, mutualisée, autour d’un consortium européen dans le cadre d’une Europe de la défense serait profitable, avec pour premiers clients les Etats européens eux-mêmes ! Et ce sera à la France de faire l’effort, politique et psychologique, de s’intégrer dans un tel consortium, sans le Rafale actuel, mais pourquoi pas avec un « Rafale européen » si les autres pays l’acceptent ? Dans l’aviation civile, on est bien passé de la modeste « Caravelle » française au géant Airbus européen !
Si le gouvernement français fait profil bas, en revanche en Belgique, il y a eu de vives réactions de la part des écologistes, de la gauche et des centristes. Par exemple, le député centriste Georges Dallemagne a interpellé le Premier ministre Charles Michel : « En juin dernier, vous nous disiez vouloir être dans le cockpit de la Défense européenne. Vous vous trompez de cockpit ». Plusieurs élus dénoncent le fait que ce choix est dicté par le parti N-VA, le parti flamand d’extrême droite qui pèse dans la coalition au pouvoir, très anti-européen, et proche des Pays-Bas qui eux aussi ont opté pour le F-35... Il faut dire que le ministre de la Défense, Steven Vandeput, est membre de ce parti N-VA. Ce dernier nie tout favoritisme et affirme (ainsi que Charles Michel) que la France a fait une offre en dehors de la procédure. Le gouvernement français n’a pas réagi publiquement à ces déclarations.
Seuls Airbus et Dassault ont réagi, mais pas sur ces accusations. Airbus rappelle que la solution Eurofighter aurait permis une contribution de 19 milliards d’euros à l’économie belge et un pied dans le projet franco-allemand du système de combat aérien du futur. Dassault regrette que la Belgique n’ait pas donné suite à « l’offre française de partenariat stratégique » et « constate une fois de plus une préférence américaine en Europe ». L’avionneur français affirme que la vente de 34 Rafales était assortie de « mesures de coopération militaires et industrielles », sans préciser lesquelles. Il déclare également que le F-35 sera « beaucoup, beaucoup plus cher que le Rafale ». Mais nous n’avons aucun prix publié concernant l’avion français, et son entretien...
Bref, nous ne saurons pas toute la vérité... Qui dit vrai ?
Il faut comprendre (sans pour autant l’excuser) que la Belgique se retrouve dans une situation complexe. Le pays est ainsi fidèle aux Américains depuis 1975, date où ils ont achetés les F-16, ces avions qui ont la capacité d’emporter une bombe nucléaire de fabrication américaine (la « B-61 »). Et Bruxelles a souhaité conserver cet avantage avec les F-35, c’est à dire avoir un avion possédant aussi bien une capacité conventionnelle que nucléaire. L’Eurofighter était alors, de fait, éliminé. Seul pouvait rester le Rafale, qui présente les mêmes capacités de transport de bombe nucléaire, mais qui serait plus cher et surtout qui se serait éliminé de lui-même, la France n’ayant pas, apparemment, respecté les règles de l’appel d’offre. On peut aussi s’étonner que les Etats-Unis, gendarme absolu du monde, partagent, même avec des alliés de l’OTAN, ses bombes nucléaires, ses codes de mise à feu et de largage.
En revanche, l’argument de la coopération et du partenariat avec quatre membres de l’OTAN (Belgique, Pays Bas, Danemark et Norvège), qui passent tous du F-16 au F-35, et de fait forment un petit groupe homogène, est pertinent sur le plan militaire, mais désastreux sur le plan politique, donc européen. C’est un caillou dans le projet Europe de la Défense. D’ailleurs, l’opinion publique belge l’a bien compris, puisque selon un sondage du journal « Le Soir », 60% auraient préféré un avion européen.
Il ne reste donc plus qu’à espérer que cette affaire -ou ce gâchis- ne laisse pas trop de traces, au moment justement où l’on veut relancer le projet capital d’une Défense européenne. La France porte ce grand projet, mais est isolée avec son Rafale, tandis que six pays européens ont des avions américains (F-16 puis F-35). En outre plusieurs pays, surtout à l’est, sont très atlantistes, et n’ont confiance que dans la protection américaine, surtout les pays frontaliers avec la Russie, et qui ont subie l’occupation de l’URSS... Cette situation doit réjouir le président américain, Donald Trump.
34 avions américains achetés, et 4 messages (négatifs) envoyés
Finalement, la morale de cette triste histoire est qu’elle envoie quatre signaux ou messages négatifs, qui desservent la cause de l’Europe. Le premier message est pour Donald Trump, qui veut détricoter l’Europe, et nous diviser. Les Belges viennent de le faire à sa place. Le deuxième message, identique, est pour Vladimir Poutine, qui se réjouira de nos divisions internes... Le troisième message s’adresse aux citoyens européens, qui s’interrogent sur l’intérêt d’aller voter dans sept mois aux élections européennes pour le renouvellement du Parlement européen, et pourraient être déconcertés par ce « chacun pour soi » nationaliste, entretenu par nos dirigeants égoïstes. Le quatrième et dernier message ira aux eurosceptiques, aux europhobes et autres nationalo-populistes qui ne manqueront pas d’exploiter dans la jubilation la division de l’Union européenne. Et on vient d’en avoir encore un exemple dans l’affaire du lâche assassinat du journaliste Kashoggi par les Saoudiens. Aussitôt, l’Allemagne et l’Autriche ont suspendu leur vente d’armes à l’Arabie Saoudite, du moins jusqu’à ce que l’enquête révèle vraiment ce qui s’est passé, tandis que la France fait bande à part et n’interrompt aucun commerce avec cette dictature, et surtout pas la vente d’armes à un si bon client. La division entre les dirigeants européens est catastrophique !
Plus que jamais, nous avons, face aux tensions du monde, aux nationalismes progressant partout, besoin de nous unir, nous solidariser, harmoniser nos actions, notre diplomatie, faire toujours bloc face à l’adversité, et être autonome sur le plan militaire... Idem pour l’Europe spatiale : voilà que quelques pays préfèrent des lanceurs américains plutôt que de solliciter Ariane 6, pourtant très performante ! Nous le regretterons... Les dirigeants de l’UE doivent se ressaisir, et vite, sinon nous autres Européens seront rayés de la carte du monde en pleine évolution et sur le plan des rapports de force (économiques, démographiques, diplomatiques, culturels, militaires...).
Selon toutes les études sérieuses, en 2030, sur le plan du PIB, il ne restera plus que trois pays européens, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France, classés respectivement à la cinquième, sixième et septième place. Les quatre premiers étant la Chine, les USA, l’Inde et le Japon ; le Brésil étant le huitième, après les trois Européens. En 2050, il ne reste plus que l’Allemagne, au septième rang ! Le huitième étant le Mexique...Exit la France ou le Royaume-Uni, relégués après le Top 10 ! Mais, si maintenant on refait les calculs avec l’UE unie, combinée, elle est troisième en 2030 derrière Chine et USA ; puis elle passe quatrième en 2050, derrière la Chine, les USA et l’Inde, mais reste devant l’Indonésie, le Japon, le Brésil et enfin le Mexique. Cela devrait nous faire réfléchir, non ? Notre intérêt est vite vu... Si l’on veut conserver nos valeurs, démocratie, liberté, droits de l’homme, niveau de vie, modèle social, nous avons plutôt intérêt à rester groupés et solidaires. Et convaincre (ou changer) les dirigeants aveugles. Après, il sera trop tard.
1. Le 12 novembre 2018 à 11:01, par Kevin MARTIN En réponse à : L’Europe de la Défense a déjà du... plomb dans l’aile !
Un peu plus de nuance aurait été souhaitable dans cet article. D’une part, parce que le F-35 a remporté le marché en Belgique pour ses capacités opérationnelles supérieures au Rafale et que les Etats-Unis prennent en charge les coûts ultérieurs de son développement, donc de son amélioration future.
D’autre part, la France et l’Allemagne se sont mis d’accord courant 2017 sur la mutualisation de la recherche et du développement d’un avion de chasse commun dont le but, s’il n’est pas affirmé formellement, sera bien de pourvoir les armées européennes à long terme.
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