Le titre du premier roman de la belge Lize Spit est une démonstration des possibles trésors sémantiques nés de la traduction. Une traduction littérale du titre original néerlandais, Het Smelt, donnerait quelque chose comme Ça fond. La désinvolture d’une telle tournure eût été en déphasage avec la dureté de ce récit explorateur des passions tristes adolescentes. Emmanuelle Tardif a choisi le substantif Débâcle, dont la définition donnée par le Littré est une poésie : “Rupture subite des glaces qui, couvrant une rivière, en interrompaient le cours”. Le Cnrtl (Centre national des ressources textuelles et lexicales), dont le site internet est farci de divines citations illustratrices des définitions, indique dans la sienne le caractère déferlant et massif de ce retournement de situation qui entraîne un désarroi total. Débâcle : voilà un titre qui épouse parfaitement l’histoire qu’il précède.
Eva de Wolf, personnage principal, est née en 1988 à Bovenmeer, un petit village flamand sinistre et reclus. Cette année-là, seuls deux autres enfants y ont vu le jour : Pim et Laurens. Ensemble, ils forment “les trois mousquetaires” et partagent une enfance complice. Mais l’inévitable survient et s’immisce insidieusement en eux : l’adolescence. Tel un poison, l’adolescence va s’insinuer dans leur intimité et causer une incurable cassure.
Construction du récit : la théorie du scoubidou
Dans l’émission La Grande Librairie, le lauréat du prix Goncourt 2020, Hervé Le Tellier, expliquait avoir construit son histoire comme il aurait fabriqué un scoubidou. À chaque fil coloré, son personnage évoluant dans un univers littéraire très caractéristique. Les histoires de ses onze protagonistes sont ainsi tressées en un système narratif dans lequel il y a un fort contraste entre toutes les situations.
Dans Débâcle, les scoubidous ne sont pas des personnages mais des temporalités. Le premier fil figure une journée de décembre 2015, au cours de laquelle Eva retourne pour la première fois dans son village natal depuis qu’elle l’a quitté. Elle se rend à la ferme où Pim donne une fête pour célébrer l’anniversaire de Jan, son frère qui aurait eu trente ans ce jour, et inaugurer son nouveau site de production laitière automatisé. Dans son coffre, elle transporte un grand bloc de glace. Le deuxième fil suit Eva au cours de l’été 2002, cet été caniculaire et irréversible. Laurens et Pim, afin d’étoffer leur classement des plus jolies filles du village, élaborent un stratagème. La candidate doit résoudre une énigme qu’aura choisie Eva, nommée secrétaire de la combine par les deux garçons, et ôter un vêtement à chaque suggestion erronée. Le troisième et dernier fil conte des épisodes clés de l’enfance d’Eva, antérieurs à l’été 2002 et pour la plupart, contemporains à la mort de Jan. Les trois scoubidous se distinguent aisément grâce aux titres des chapitres : un horaire pour le premier fil, une date pour le second, quelques mots pour le troisième. A chacun son objet de suspense : quel est le plan prévu par Eva pour marquer leurs retrouvailles ? Comment le jeu dangereux va-t-il se terminer (mal, on le pressent, mais à quel point) ? Quelles sont les circonstances de la mort de Jan ?
Du cinéma sur papier
L’écriture de Lize Spit est frontale, crue, incisive. La jeune autrice, détentrice d’un master en écriture de scénario, a fait ses classes au département des Arts dramatiques et techniques audiovisuelles, à l’Université bruxelloise qui porte le nom du philosophe humaniste Desiderius Erasmus. Assurément, son bagage cinématographique s’éprouve à la lecture de Débâcle. Les cinq sens y sont requis. Les scènes décrites le sont avec un réalisme tour à tour glaçant, révoltant, et fracassant. L’on retient son souffle d’un bout à l’autre d’un chapitre, pour ne finalement pas le relâcher avant la fin du suivant. C’est un roman à la première personne, annihilant toute distance entre lecteur et personnage, il nous ancre dans une vie qui montre combien elle sait être choquante. Un véritable cyclotron dont les particules à accélérer seraient celles qui concentrent l’empathie de celui qui décidera de poser ses yeux sur ce récit.
Rappelant des procédés usités par feu les romanciers naturalistes, Lize Spit nous entraîne dans les divers lieux de son roman comme elle le ferait avec une caméra, à un rythme aussi progressif que s’il s’agissait d’un travelling. Elle nous mène ainsi, à travers Bovenmeer, dans la ferme de la famille de Pim, le jardin de celle de Laurens, sur le chemin pour aller à l’école ou même dans le poulailler des parents d’Eva dans un glissement facile et régulier, qui facilitera assurément l’apparition d’un imaginaire précis, renfermant encore un peu plus le lecteur dans sa bulle d’osmose littéraire.
L’épaisseur du bouquin (cinq-cents-soixante-trois pages aux éditions Babel) ne doit pas inquiéter puisque les chapitres y sont courts, offrant un rythme soutenu malgré la moiteur ambiante, l’ostensible isolement du village et l’impuissance que le lecteur pourra ressentir face à ce film de papier.
L’adolescence au microscope
Bien que les romans pour adolescents soient foisonnants (et c’est heureux), les romans sur les adolescents sont finalement assez peu nombreux. L’adolescence est un âge ô combien complexe à vivre, on peut imaginer qu’il l’est tout autant à écrire sans être caricatural. Dans Débâcle, Lize Spit décrit avec force et nuance cet âge au cours duquel on doit se construire une identité, bien qu’ici l’échec soit annoncé d’entrée de jeu : la destruction l’emportera sur la construction. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre le pourquoi et le comment de cette destruction. Les métamorphoses liées à la puberté, d’abord. Au cœur de l’histoire, la découverte de la sexualité par des adolescents qui se croient déjà adultes et pour qui la pire des humiliations est de passer pour un dégonflé. Le pouvoir de la bande, aussi, est un enjeu central du récit. C’est par souci d’intégration, que l’adolescent peut s’enfoncer dans une noirceur irrémédiable.
Le déterminisme social et l’influence d’un foyer malheureux, thème zolien par excellence (les naturalistes, toujours), est l’autre fil rouge de ce roman. Le personnage de Tessie, petite sœur d’Eva, est incontestablement l’un des plus intrigants, peut-être le plus intéressant. Hypersensible, anorexique, elle développe des TOC et met en place une kyrielle de comportements ritualisés, de plus en plus envahissants au fil du livre. Cette dernière pathologie, jadis appelée “névrose obsessionnelle”, est entrée en littérature sous la plume de Shakespeare à travers le personnage de Lady Macbeth, et reste aujourd’hui une maladie taboue. À travers ce personnage consistant, Lize Spit parvient à décrire très justement l’installation progressive d’un trouble obsessionnel compulsif.
La couverture de ce roman est à l’image de son contenu : elle ne laisse pas indifférent. Cette photo fait partie d’une série appelée “Smoking Kids”, réalisée par le Belge Frieke Janssens. L’enjeu est ici de se confronter à une réalité brutale, que la finesse de l’esthétisme ne fait que souligner.
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