L’Europe est un roman islandais

, par Théo Boucart

L'Europe est un roman islandais
Création : Sophia Berrada

Place ! Place à la littérature européenne ! Le Taurillon a entrepris, moyennant une nouvelle rubrique nommée L’Europe est un roman, de s’intéresser au monde littéraire européen sous tous ses aspects. Chaque mois nous vous proposerons de découvrir des œuvres d’auteurs et d’autrices, européens et européennes, des interviews de personnalités du monde du livre, actrices de son écriture à sa commercialisation, en accordant une attention particulière à sa traduction - démarche si cruciale à la vie démocratique de ce Vieux Continent, ainsi que des articles portant sur l’actualité du milieu littéraire européen.

Aux confins de notre Vieux Continent, du côté du Noroît, surgit l’île que l’explorateur de la Grèce antique Pythéas nomma Thulé, située « à six jours de navigation des îles britanniques et proche des latitudes polaires ». Une île restée très longtemps mythique, et ce bien après la chute des cités grecques et de l’empire romain, puisque les premiers colons à s’y établir de manière permanente n’arrivèrent qu’à la fin du IXème siècle, en plein Moyen-Âge.

L’île de Thulé, bien connue aujourd’hui sous le nom d’Islande, la « terre de glace » (bien qu’une meilleure périphrase aurait été « terre de verdure et de feu », tant le paysage est marqué par la flore boréale et l’activité volcanique) est une véritable métaphore de la vie, où le tumulte des champs de lave et le bouillonnement des geysers côtoient la sérénité des immenses glaciers et des villages isolés au fond des fjords. Toutefois, malgré le déchaînement des forces telluriques, le temps semble bel et bien suspendu dans ce royaume de la nature, ou du moins s’écoule différemment que dans nos grandes métropoles anxiogènes. Si la Corée du Sud peut se targuer d’être le « pays du Matin calme », la placidité caractérise chaque moment de la journée en terre d’Islande, peuplée à ce jour de 370000 âmes, pour une superficie de 103000 km².

Extraordinaire par sa nature, l’Islande ne l’est pas moins par sa culture : la nation la plus jeune d’Europe, pleinement souveraine depuis 1944, peut s’enorgueillir d’avoir vu naître l’une des littératures les plus riches du continent. Le présent article propose, fort modestement, un aperçu de la manière avec laquelle les Islandais ont su manier la richesse de leur langue, quasiment inchangée en un millénaire, pour produire une variété étonnante de genres littéraires, certains d’entre eux ayant par la suite inspiré des auteurs bien au-delà les côtes islandaises.

Le « peuple le plus littéraire d’Europe »

Cette expression ne provient pas de n’importe qui, mais bien de feu Régis Boyer, éminent spécialiste de la Scandinavie, ancien professeur de langue et littérature islandaises à la Sorbonne. Cette tradition littéraire débuta avec la colonisation norvégienne, à partir de 874 après Jésus-Christ. Le IXème siècle fut en effet la grande époque de la poésie scaldique, chantée par les Scaldes, ces poètes usant d’un art complexe de versification orale, chantée à l’origine, puis écrite à partir du XIIIème siècle. Si cet art de la rime s’épanouit dans toute l’aire linguistique du vieux norrois, l’ancêtre des langues scandinaves actuelles, c’est en Islande que celle-ci perdura le plus longtemps, signe d’une différenciation précoce de la culture littéraire.

Les rimes scaldiques ne sont pourtant que la partie émergée de l’iceberg. Alors que celles-ci s’éteignaient lentement, la poésie « eddique » surgit. Les Eddas sont connues aujourd’hui grâce à deux manuscrits datant du XIIIème siècle : l’Edda poétique, contenu dans le Codex Regius (Livre du Roi), transmet des poèmes sacrés et héroïques, alors que l’Edda en prose » est un manuel d’initiation à la mythologie nordique (l’Islande était alors un pays christianisé depuis le XIème siècle), rédigé par Snorri Sturluson (1179-1241), le plus grand écrivain scandinave du Moyen-Âge. Connu pour sa poésie, Sturluson le fut également pour sa littérature en prose, notamment pour ses Sagas. Véritable cœur de la littérature médiévale islandaise, les Sagas sont un genre littéraire caractérisé par sa forme extrêmement prosaïque, presque déroutante de simplicité stylistique, mais abordèrent de très nombreux thèmes, comme les grands périples des Vikings avant l’an mil (telle la Saga d’Erik le Rouge, du nom du premier explorateur supposé de l’Amérique du Nord au Xème siècle), la vie de personnalités locales (la Saga de Njáll le Brûlé est certainement la Saga la plus connue de toutes), ou encore des évènements fantastiques (comme la grandiose Saga des Völsungar qui inspira – entre autres – la Chanson des Nibelungen).

La poésie eddique tout comme les Sagas furent par ailleurs traduites en français (du moins pour les plus connues d’entre elles). Le lecteur non islandophone aura donc tout le loisir de se plonger dans ces textes fabuleux !

Comment ne pas inclure dans ce panorama (fort succinct du reste) tout un pan de littérature historique qui nous permirent de mieux connaître les premiers siècles de l’histoire de l’Islande. Et dans cette catégorie, le Livre des Islandais (Islendingabók, ou Libellum Islandorum en latin), rédigé par l’historien Ari Þorgilsson (1067-1148) occupe une place centrale. Les Finlandais et les Estoniens ont beau avoir le Kalevala et le Kalevipoeg, leur épopée mythifiée, les Islandais n’ont absolument pas à rougir de leur « Odyssée prosaïque », plus proche des écrits d’un Hérodote que du grand aède Homère. L’Islendingabók est divisé en dix chapitres et recèle d’informations inestimables sur la jeune société islandaise, adepte des rencontres « proto-démocratiques » de l’Alþingi, considéré comme le plus vieux parlement du monde.

La littérature intimement liée à l’histoire

Ce qui est frappant avec la littérature islandaise, c’est le lien tangible entre sa vitalité, le contexte historique et le degré d’indépendance de l’île vis-à-vis de ces voisins. Ainsi, la littérature médiévale s’épanouit durant « l’Etat libre islandais » (930-1262) mais périclita avec la mort de Snorri Sturluson à l’orée d’une guerre civile, puis l’union avec la Norvège. S’ensuivit alors une longue période de hiver littéraire, marquée par la domination danoise (le pays s’empara de l’Islande en 1380 puis en 1536, à la fin de l’Union de Kalmar) mais aussi par la peste noire, raisons pour lesquelles les activités littéraires s’en trouvèrent ralenties.

C’est seulement à partir des XVIIIème et XIXème siècle que la littérature islandaise retrouva quelques lettres de noblesse. Le folkloriste et bibliothécaire Jón Árnason (1819-1888) mit au point le premier recueil moderne de contes populaires islandais, tandis que les poètes Sigurður Breiðfjörð (1798-1846) auteur de poèmes épiques (rímur) et surtout Jónas Hallgrímsson (1807-1845), fondateur du romantisme islandais, marquèrent leur temps. Cette époque est également connue pour la montée de l’indépendantisme islandais qui déboucha sur un premier statut d’autonomie en 1918, puis sur la pleine souveraineté en 1944.

C’est donc dans une Islande indépendante et démocratique que la littérature contemporaine s’exprime dans toute sa diversité, grâce aux œuvres d’Halldór Laxness (1902-1998), auteur du magistral roman La Cloche d’Islande et unique récipiendaire islandais du Prix Nobel de littérature, mais aussi à la littérature policière, révélatrice des travers de la société islandaise actuelle, traduite dans le monde entier, et dont Arnaldur Indriðason (né en 1961) ou l’actuelle première ministre islandaise Katrín Jakobsdóttir (née en 1976) sont les représentants les plus connus.

Influences par-delà les côtes islandaises

Circonscrire l’influence de la littérature islandaise à la seule île boréale serait toutefois simpliste. La formidable vitalité de la littérature médiévale inspira le long des siècles, jusqu’à l’époque moderne avec le compositeur Richard Wagner, inspiré par la Saga des Völsungar ou bien sûr John R.R. Tolkien, fortement influencé, via sa nourrice islandaise, par l’univers littéraire nordique. Pour celles et ceux qui disposent de connaissances en islandais, l’on ne peut être que frappé par la ressemblance entre la langue elfique et l’idiome nordique, en particulier dans les films de Peter Jackson. Plus récemment, les livres du maître du polar Indriðason furent publiés dans plus de vingt pays et reçurent des louanges de la part d’autres écrivains de romans policiers, comme l’Américain Harlan Coben.

Les Islandais semblent encore mériter leur titre si prestigieux de « peuple le plus littéraire d’Europe » (même si les Finlandais et les Estoniens seraient les plus grands lecteurs du Vieux Continent) : en 2018, une enquête du Centre de littérature islandaise montra que les insulaires lisaient entre deux livres et demis et trois livres et demi par an. La vitalité littéraire islandaise montre que l’Islande a su concilier, hier comme aujourd’hui, son exception culturelle, sa vitalité démocratique et son désir d’indépendance.

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