La Norvège est un archipel, la mer y est parsemée de 50 000 îles. Une constellation de terres insulaires où la nature gouverne. Dans Lettres de pluie, Steve Sem-Sandberg (journaliste et écrivain suédois dont la naissance norvégienne légitime parfaitement le titre de cette chronique) nous emmène sur l’une d’entre elles. Les habitants qui la peuplent forment une société microcosmique régie par des règles tacites. La couronne norvégienne n’a qu’à bien se tenir, ici c’est le mensonge qui est monnaie souveraine.
Andreas et Minna y grandissent dans les années 60 sans connaître leurs parents. Ceux-ci ont mystérieusement disparu, un jour qu’ils les avaient confiés à un voisin. Ancien marin, alcoolique, taciturne, fauché, Johannes est loin d’être un modèle, mais il est bienveillant et les recueille. La nuit, sous le toit de la Villa Jaune, Minna imagine que ses parents communiquent avec elle grâce à des lettres de pluie. Un peu plus haut sur l’île, dans la ferme, vit M. Kaufmann, le riche propriétaire de presque toutes les terres du coin. Il y a aussi M. Carsten, le régisseur. Ces deux personnages fourmillent d’antipathie et sont des concentrés de mystères dont on comprend la corrélation avec le passé ténébreux de l’île pendant l’Occupation.
Andreas, narrateur de l’histoire, est désormais adulte. Il revient sur l’île pour la première fois depuis le décès de Johannes pour tenter de répondre à la foule des questions qui le rongent depuis l’enfance. Qui sont ses parents ? Que leur est-il arrivé ? Quelle est l’histoire de l’île ?
Être enfermé à l’extérieur : les carcans d’une société insulaire
Johannes concentre la haine des autres insulaires. Ils le soupçonnent d’avoir été collabo pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette vindicte ricoche sur les enfants qui grandissent en marge des autres. A son retour sur l’île, Andreas constate combien c’est un sentiment tenace. Il se transmet de génération en génération, si bien qu’à la fin, on continue d’haïr par habitude, sans plus savoir pourquoi, dans un mélange étrange de mémoire et d’oubli.
“Si la solitude est un affect, l’isolement est une topique” écrit le psychiatre Philippe Gutton. En effet, l’environnement, l’île, joue ici un rôle majeur. On pourrait presque la qualifier de “rock star du devant de la scène” mais la pudeur nous empêchera de le faire. Dans ce livre, il y a beaucoup de brouillard, de ronces, d’humidité et un vent à décorner les bœufs. La nature y est abondante, sauvage, souvent hostile. Elle a quelque chose d’ambivalent, c’est à la fois une boussole et un brouillamini. Un paradis et une prison.
Roman de quête et d’enquête
La solitude de l’homme adulte qu’est Andreas est inconfortable, rapport à ses incompréhensions. Il ne sait pas qui il est, qui sont ses parents ni s’ils sont en vie. “La fin est l’endroit d’où nous partons”. Ces mots sont issus du prodigieux recueil de poésie La Terre Vaine du poète étasunien T. S. Eliot, et forment un écho éloquent au présent roman. Andreas revient sur l’île de son enfance tourmentée pour donner un sens à ses souvenirs, explorer ses doutes, et découvrir les fragments manquants au récit de son identité.
Il comprend rapidement que le passé de l’île, du temps de son occupation nazie, est intimement lié à son histoire à lui. Chaque nouvel indice sur les rôles que jouaient son père, M. Kaufmann, M. Carsten et Johannes lui fait comprendre un peu plus l’empreinte en lui de ce qu’il n’a pas connu. Andreas tente aussi de percer les secrets de sa sœur aînée, Minna, avec laquelle il est très protecteur bien qu’elle le repousse sans cesse. Au passage, il apprend combien les mauvaises personnes peuvent parfois faire de bonnes choses, et inversement.
Le récit est rythmé par un style fluide, des chapitres courts, et un système dynamique d’allers-retours entre le passé et le présent. La sobriété de l’écriture a un je-ne-sais-quoi d’oppressant tant la sombreur du récit est graduelle. Si les indices sont d’abord essaimés avec une parcimonie qui pourra rendre le lecteur confus, ils finiront par proliférer et s’imbriquer de façon à faire émerger dans le cerveau du bibliophage l’expression “Banco !”. L’allégresse d’une telle formule sera toutefois immédiatement gommée par la noirceur desdites découvertes. Car l’immersion que Steve Sem-Sandberg et sa traductrice Johanna Chatellard-Schapira nous réservent est certes captivante, mais le drame y semble inévitable.
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