L’Europe est un roman tyrolien

, par Samuel Touron

L'Europe est un roman tyrolien
Création : Sophia Berrada

Place ! Place à la littérature européenne ! Le Taurillon a entrepris, moyennant une nouvelle rubrique nommée L’Europe est un roman, de s’intéresser au monde littéraire européen sous tous ses aspects. Chaque mois nous vous proposerons de découvrir des œuvres d’auteurs et d’autrices, européens et européennes, des interviews de personnalités du monde du livre, actrices de son écriture à sa commercialisation, en accordant une attention particulière à sa traduction - démarche si cruciale à la vie démocratique de ce Vieux Continent, ainsi que des articles portant sur l’actualité du milieu littéraire européen.

Dante, Pétrarque, Machiavel, Luigi Pirandello, Primo Levi, Gabriele d’Annunzio, Italo Calvino ou encore Umberto Eco et Dino Buzzati, la littérature italienne est à la hauteur de son patrimoine historique et culturel : prestigieuse. L’influence de celle-ci sur la littérature européenne et sur l’histoire des idées est tout simplement monumentale, même si celle-ci, ne s’est pas toujours exprimée dans une seule et même langue. C’est sur cette épineuse question de la langue, de l’identité et de la mémoire que Francesca Melandri, dans son premier roman Eva dort publié en 2010, revient. Elle nous plonge lors d’un voyage de mille trois cent quatre-vingts-dix-sept kilomètres, des sommets enneigés des Alpes italiennes aux terres arides de Calabre, dans la si tragique histoire italienne.

L’unification italienne : une histoire douloureuse

L’histoire de l’Italie contemporaine est celle d’un idéal : unir sous un même drapeau et sous une même langue l’ensemble des peuples qui composent la péninsule italienne. Siciliens, Calabrais, Napolitains, Milanais, Romains, Sardes, Vénitiens etc…unis dans un même État et dans une même nation. C’est le Risorgimento, l’unification italienne, faite tantôt dans la guerre tantôt dans la paix et qui ne s’acheva pleinement qu’après la Seconde Guerre Mondiale sans que cet état de fait ne soit nécessairement établi ad vitam aeternam. En effet, aujourd’hui, les habitants de la Vénétie se remémorent avec nostalgie le temps de la Sérénissime, ceux de la Lombardie rêvent d’une indépendance d’un Mezzogiorno qu’ils n’ont jamais ni compris ni aimé et les méridionaux conspuent l’arrogance et la domination du Nord à leur égard. L’unification italienne est complexe et le fait que Garibaldi, l’un des pères fondateurs de l’Italie soit niçois le confirme. Ce qui définit « l’italianité » d’un territoire a été source de nombreux conflits et l’apprentissage du sentiment d’appartenance nationale s’est fait dans la douleur pour les territoires aux marges de la péninsule.

Le Sud-Tyrol : de l’Autriche-Hongrie à l’Italie en passant par le Troisième Reich

Francesca Melandri se fait la porte-parole de cette histoire en revenant sur l’annexion du Sud-Tyrol à l’Italie après la Première Guerre mondiale devenant sous le joug fasciste, d’abord, puis, dans l’Italie d’après-guerre, l’Alto-Adige. Elle nous montre la résistance d’une partie de la population à cette « italianisation » à marche forcée et la lente conquête de l’autonomie à défaut de

l’indépendance ou de l’annexion à l’ancienne mère-patrie autrichienne. Francesca Melandri parvient à faire se côtoyer la petite et la grande histoire, celle de la quête du père pour son héroïne principale, celle de la quête de la patrie pour ces belles vallées alpines ; dans les deux cas, le récit d’un manque. Revenant sur l’humiliation que fit subir Mussolini à ces terres et à ces habitants, interdiction de parler l’allemand, interdiction de pratiquer les coutumes et traditions des ancêtres, rejet de l’administration qui ne comprend que l’italien, jusqu’à la solution finale : devoir s’italianiser ou quitter sa terre pour l’Allemagne nazie et le front de l’est. Méconnu de l’histoire, ce pacte entre Mussolini et Hitler poussa de nombreux sud-tyroliens à l’exil vers une Allemagne dans laquelle il devait retrouver une Heimat perdue. On leur avait promis des terres à l’est mais la défaite du Troisième Reich marqua pour les vivants un retour éhonté vers le Sud-Tyrol. Considérés comme des nazis, ils se retrouvèrent sur une terre qui leur était désormais devenue étrangère, l’administration italienne toujours en place faisait la sourde oreille contraignant à l’apprentissage de l’italien et à l’oubli de l’allemand devenu inutile. Méprisés, oubliés, beaucoup de sud-tyroliens tombèrent alors dans le terrorisme ou dans la mouvance néo-nazie, dynamitant les remontées mécaniques vers les stations de sports d’hiver qui firent la richesse de la région mais symbolisaient aussi sa soumission à l’Italie.

Une région bouleversée, entre fantômes du passé et miracle économique

L’héroïne principale est le fruit de cette histoire tragique, petite-fille d’un terrifiant grand-père rescapé des combats contre les soviétiques. Née hors-mariage, elle ne connaît pas son père et sa mère, est contrainte de partir faire les saisons dans un hôtel-restaurant de Bolzano où elle assiste à l’ouverture touristique de la région et à son développement économique miraculeux jusqu’à être, aujourd’hui, la région la plus riche d’Italie. La jeune Eva connaît aussi l’arrivée massive en Italie du Nord des travailleurs du Sud poussés par la misère à venir travailler dans les usines ou comme saisonniers. L’odeur de la sauce tomate, le goût acide et sucré des agrumes, le parler fort et expressif avec les mains, l’entrée à l’école de plus en plus marquée de camarades de classe qui ne parlent qu’italien, ont le teint mat et les cheveux et les yeux foncés sont autant de souvenirs marquants pour la petite Eva dans une région qui change.

C’est aussi les attentats à répétition, le climat de quasi-guerre civile que font régner terroristes indépendantistes et armée italienne dont les dirigeants terrorisent tout autant. C’est la pratique de la « gégène », art français, qui, comme en Algérie à la même époque, torture les corps de ceux qui, terroristes avérés ou non, refusent de se soumettre à l’option italienne. Ce sont les « italiens du Sud », en service militaire ou engagés volontaires qui servent généralement en Alto-Adige où ils découvrent la neige, le froid, le goût de la crème et du beurre, et plus tragiquement, la souffrance et la mort. Vito, jeune soldat brillant et à l’éthique irréprochable sera comme un père pour Eva, nouant une relation amoureuse avec la mère de celle-ci, l’histoire sera là aussi tragique et c’est sur les traces de ce père perdu qu’Eva se rend à Reggio de Calabre, traversant l’Italie. Francesca Melandri nous narre alors ce magnifique voyage au cœur d’une Italie aux mille et un visages.

Vers une mémoire européenne ?

C’est dans cette Italie plurielle à l’histoire malheureuse que Francesca Melandri nous fait voyager. Elle montre avec brio que la petite histoire côtoie souvent la grande et explore les sentiers délicats et complexes de l’identité. Le Sud-Tyrol ou l’Alto Adige selon que l’on se positionne du côté autrichien ou du côté italien possède une mémoire plurielle : sa mémoire officielle, c’est à dire celle que le roman national italien lui a longtemps exclusivement conféré. Une mémoire collective, plurielle, divisée par l’histoire en des entités distinctes. Une mémoire individuelle qui, comme celle d’Eva, nous retranscrit une part intime de l’histoire. Cette galaxie de mémoires individuelles toutes additionnées nous permet de comprendre l’histoire oubliée et malheureuse de cette splendide région de montagnes et de vallées que les italiens aiment tant sans pour autant forcément en connaître l’histoire. Région transfrontalière par nature, l’Europe a apaisé l’Alto Adige/Sud-Tyrol en ouvrant les frontières, en permettant les échanges, en réconciliant les mémoires et demain, peut-être, le développement de l’Eurorégion Tyrol-Haut-Adige-Trentin, permettra à ce territoire de renouer avec une mémoire et une identité apaisée, unie dans la diversité.

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