Correspondant à l’étranger pour la PAP, l’agence de presse polonaise, ce n’est pas par ses publications dans la presse quotidienne que Kapuściński s’est fait un nom. Avec un Télex, on ne peut guère se permettre d’écrire des kilomètres d’articles, il faut se contenter de courtes dépêches. Ses reportages littéraires, en revanche, ont comme lui fait le tour du monde. Traduits dans plus de 20 langues, quelquefois récompensés, souvent copieusement salués par la critique internationale, ils sont nourris des voyages que Ryszard Kapuściński a effectués sur tous les fronts tiers-mondistes entre les années 50 et 90. Le Shah ou la démesure du pouvoir, Ebène, Imperium ou encore Le Négus, ses écrits racontent les bouleversements de la seconde moitié du XXème siècle, et ont pour dénominateur commun un insatiable intérêt pour l’Autre. Le présent ouvrage est un recueil des discours consacrés à cet Autre que Ryszard Kapuściński (1952-2007) a donnés à l’occasion de quatre conférences, entre 1990 et 2004, et traduits du polonais par Véronique Patte.
Le XXème siècle : théâtre du mal pour l’Europe, de la libération pour les Autres
En exergue, Ryszard Kapuściński définit cet Autre qui nous occupe. “J’utilise ce concept pour différencier les Européens, les hommes de l’Ouest, les Blancs, de ceux que j’appelle les Autres [...] tout en restant conscient que, pour ces derniers, les premiers sont aussi des “Autres”.” Il raconte la vision qu’a eu le monde occidental sur les habitants du Sud, de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui : tour à tour marchande, conquérante, prompte aux massacres, aux pillages, source de curiosités et de tentatives de compréhension avec les Lumières, approfondies plus tard avec l’avènement de l’anthropologie.
Alors que pour les Européens, XXème siècle rime avec guerres, totalitarismes et Holocauste, pour les pays du Sud il est davantage synonyme d’affranchissement du joug colonial et des inévitables difficultés qui l’accompagnent. Ryszard Kapuściński a été au rendez-vous de tous ces chamboulements : indépendances africaines, guerres sud-américaines, révolutions éthiopienne et iranienne, chute de l’URSS. Une vie entière de voyages et de rencontres qui l’amènera à esquisser deux constats. D’abord, l’Autre est à la fois celui “qui nous ressemble” et celui qui est “le dépositaire de caractéristiques raciales, culturelles, religieuses, idéologiques”, deux parts qui, toutes inconstantes qu’elles sont, s’influencent et évoluent sans cesse. Ensuite, l’Europe, qui a dirigé et établi les normes de conduite du monde pendant cinq siècles, doit se défaire de son regard colonial persistant à bas bruit. “La plupart des autres cultures [NDLR : occidentales] se croient si supérieures, si achevées, qu’elles croient superflu de se juger elles-même à l’aide des standards extérieurs”, énonce le reporter, “L’Autre devient réellement un problème interne à la culture européenne, un problème éthique concernant chacun de nous”.
Qui dit voyage, dit compagnon de voyage : le sien s’appelle Hérodote. Il décrit cet antique historien et géographe grec comme le créateur du reportage, et s’inspire de sa façon de couvrir la guerre gréco-perse (je souris en usant le verbe “couvrir” tant il semble anachronique, et pourtant !) On connaît la métaphore de l’Autre qui est un miroir dans lequel nous nous regardons. Kapuściński qualifie l’œuvre d’Hérodote comme un “habile montage de miroirs permettant avant tout de mieux voir la Grèce et les Grecs”. La sienne pourrait être un montage du même acabit pour mieux voir et comprendre la Pologne.
Le reportage littéraire, un héritage polonais
Ryszard Kapuściński en a été un des artisans les plus engagés, mais le reportage littéraire est une spécialité journalistique polonaise. Les reporters polonais ont dû faire preuve de créativité pour duper la censure communiste, protéger leurs sources et se protéger eux-même. Ce format permet de multiplier les niveaux de lecture, à travers des allégories, métaphores et autres outils littéraires, et c’est tout naturellement qu’il s’est imposé en Pologne par des figures comme le présent Kapuściński, Hanna Krall ou Beata Pawlak.
Celui que John Le Carré ou Salman Rushdie appellent “le sorcier du reportage” évoque davantage la frustration liée aux contraintes auxquelles il devait se plier lorsqu’il était correspondant pour la PAP. Il qualifie la langue de l’information de “très pauvre”, ne permettant pas de refléter la complexité des situations dont il était le témoin. Les outils littéraires permettent, selon lui, d’approfondir les faits authentiques, de les retranscrire d’une façon plus juste et nuancée. Une position qui suscitera le débat, certains lui reprochant de cultiver une frontière trop floue entre la réalité et la fiction. Dans Cet Autre, il raconte les piliers de sa méthode. Issu du monde universitaire, c’est un lecteur vorace : il avale le plus grand nombre de pages possible avant de partir courir les continents. Le voyage, acte dont il a conscience de la gravité, nécessite une concentration de tous les instants. Kapuściński parle de la responsabilité qu’il ressent à “regarder l’Histoire en devenir” et note sur le vif les détails glanés par ses sens et ses conversations. Enfin, ses propres réflexions et impressions complètent le tableau pour tisser une toile riche, engagée et précise sur le monde.
L’Autre, dans un monde de plus en plus globalisé
Cet homme de record (il fut le témoin de 27 révolutions et d’un nombre incalculable d’attaques, la cible de 4 condamnations à mort, et son système nerveux le siège d’un paludisme cérébral) n’a pas manqué d’observer le tournant décisif des technologies de l’information et de la communication, et l’immense accessibilité des transports et des déplacements. En somme, l’apparition d’une “société planétaire”. Mais l’auteur prévient : “nous disons de notre monde actuel qu’il est multiethnique et multiculturel non pas en raison d’une augmentation du nombre de communautés et de cultures, mais parce que celles-ci parlent d’une voix de plus en plus audible, indépendante, déterminée, et exigent d’être reconnues et admises à la table des nations.”
Malgré la globalisation, la rencontre avec l’Autre reste un défi permanent auquel l’homme n’a jamais su répondre que de trois façons : faire la guerre, construire une muraille, nouer le dialogue. Cet Autre, loin d’être un écrit théorique farci de réflexions philosophiques que l’on ne saurait pas très bien s’approprier, est un texte au style direct, empreint du vécu d’un auteur passionnant et passionné par le dialogue et la compréhension de ceux dont il a croisé le chemin.
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