La Commission européenne doit initier un recours en manquement contre l’Allemagne

, par Guillermo Íñiguez, traduit par Antoine Potor, traduit par Noémie Chemla

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La Commission européenne doit initier un recours en manquement contre l'Allemagne
The European Court of Justice. Katarina Dzurekova (Flickr).

Beaucoup d’encre a déjà coulé concernant la décision de la Cour constitutionnelle allemande (CCA) du 5 mai dernier : en évaluant la proportionnalité de l’action de la Banque centrale européenne (BCE) dans son programme de rachat d’obligations souveraines (PSPP) mené en 2015, la Cour a en effet suggéré que cette dernière avait mal utilisé ses prérogatives et agit de manière disproportionnée. En d’autres termes, elle aurait outrepassé ses compétences.

Nous ne traiterons pas des implications juridiques précises de cette décision – qui dépassent l’expertise de l’auteur. En revanche, ses conséquences politiques remettent en question les fondations du projet européen : comme l’écrit Martin Sandbu, cette décision a placé une bombe sous le système juridique européen. A une époque où certains États membres usent de tous les stratagèmes possibles pour saper l’Union européenne, la décision de la Cour constitutionnelle allemande envoie un mauvais signal : celui qu’une juridiction nationale peut choisir quand appliquer – et quand respecter – le droit européen.

En réalité, la CCA remet en cause deux principes fondamentaux de l’UE : la primauté du droit de l’Union, c’est-à-dire que seule la Cour européenne de Justice est compétente pour interpréter le droit européen (et garantir son uniformité, NDLR) ; ainsi que la garantie que les États membres ne contestent pas l’interprétation des traités en usant d’un « mode de règlement autre » que ceux prévus par les traités (article 344 du TFUE). En d’autres termes, l’interprétation et l’application du droit européen ne sont pas déterminées par les juridictions allemandes – ou par une quelconque autre juridiction nationale : cela relève exclusivement de la compétence de la CJUE. La décision du 5 mai balaie ces principes puisque les actions d’une institution européenne indépendante – la BCE – sont jugées au regard des standards de proportionnalité définis par la loi allemande. En manifestant son désaccord avec la proportionnalité de l’action de la BCE, la CCA semble s’écarter de la décision de la CJUE, qui a déclaré légal le programme PSPP.

Bien sûr, comme le montre Dimitrios Kyriazis, les juridictions allemandes ont toujours eu des relations difficiles avec le principe de primauté, spécialement dans sa version absolue et inconditionnelle. De nombreuses affaires dans lesquelles la CJUE a pu construire ce principe proviennent en réalité des juridictions allemandes ; et la CCA ne cesse de se proclamer dernier juge quant à l’application du droit européen. Plus encore, dans le contexte politique et économique actuel, les conséquences de cette décision risquent de devenir particulièrement sérieuses.

D’un côté, rendre une telle décision en ce moment est honteux. Bien que la CAA ait précisé qu’elle ne visait pas le programme d’urgence contre la pandémie (PEPP) de la BCE, la ressemblance entre les deux programmes est flagrante. De fait, suggérer que la Bundesbank pourrait se voir interdire la participation à un tel programme crée une grande incertitude juridique – normalement inexistante grâce à l’interprétation unique de la CJUE. Quelle que soit l’issue actuelle de cette affaire et au vu de la pression politique grandissante sur la zone euro, la décision du 5 mai discrédite les pouvoirs de la BCE (déjà limités), remettant implicitement en question son indépendance, et émettant de sérieux doutes sur le futur cadre du PEPP. Comme l’écrit Hendrik Enderlein, la décision vise le PSPP, mais ricoche sur le PEPP.

Plus inquiétant, elle fournit d’excellentes munitions aux gouvernements hongrois et polonais, qui sont engagés dans une croisade continue contre la Commission européenne et la CJUE. Après tout, si la plus haute cour allemande peut appliquer le droit de l’UE de manière sélective, pourquoi la Hongrie ou la Pologne ne pourraient-elles pas décider d’ignorer les jugements de la CJUE – par exemple, le jugement sur l’indépendance du système judiciaire (Cas 192/18, Commission c/ Pologne) ? Comme l’a fait remarquer Esteban González Pons, vice-président du PPE, le raisonnement de la cour allemande est le même que celui qui a été employé par les gouvernements polonais et hongrois : le premier, d’ailleurs, s’est déjà appuyé sur le précédent de ce mardi pour justifier son argument selon lequel « les États membres sont les maîtres des traités », et que ce devrait être à eux de déterminer quand s’applique le droit de l’UE.

Il est donc nécessaire que la Commission intervienne. L’article 258 du TFUE autorise la Commission à engager des recours en manquement contre un État membre si elle estime que cet État a manqué à l’une des obligations qui lui incombent en vertu du traité, dans une procédure pouvant mener à ce que la CJUE le déclare en infraction au droit européen (article 260). Le jugement de la Cour constitutionnelle, et sa remise en cause de la suprématie du droit européen, appelle à une telle action. Non seulement réaffirmerait-elle le rôle de la Commission comme institution chargée d’appliquer le droit européen, mais elle permettrait aussi à la CJUE de déclarer l’évidence même : la Cour de justice de l’Union européenne, et non les cours nationales, qui interprète le droit européen.

Le système juridique européen est un colosse aux pieds d’argile : en fin de compte, sa survie dépend de la décision des États membres de jouer le jeu, et de maintenir – et respecter – ou non les traités. Comme l’ont montré à plusieurs reprises la Pologne et la Hongrie, il est impossible pour la Commission de forcer un État membre à appliquer entièrement le droit européen contre son gré. Mais les recours en manquement sont ce qui s’en rapproche le plus : ils constituent l’outil principal de la Commission en tant que gardienne des traités et de l’intérêt de l’Union. Si l’UE veut envoyer un message fort – à savoir que les États membres ne peuvent pas appliquer à la carte le droit de l’UE, peu importe leur pouvoir politique et économique –, elle doit déclencher la procédure de l’article 258 et permettre à la CJUE de réaffirmer son autorité. La balle est dans son camp.

NDLR : la Cour de justice de l’Union européenne a publié un court communiqué le 8 mai, précisant qu’elle ne commente d’ordinaire jamais les décisions des juridictions nationales. Elle y rappelle ce qui fait son essence, voulue par les États membres : elle garantit l’uniformité du droit européen. Pour ce faire, les juridictions nationales, qui se doivent quant à elles de garantir l’application de ce droit, sont liées par l’interprétation de la Cour, seule compétente pour constater l’illégalité d’un acte d’une institution européenne. La Commission a pour sa part annoncé étudier la possibilité d’initier un recours en manquement.

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