La course aux agences européennes : des gagnants aujourd’hui, tous perdants demain ?

, par Emma Giraud

La course aux agences européennes : des gagnants aujourd'hui, tous perdants demain ?
Après le Brexit, Amsterdam sera la nouvelle ville hôte de l’Agence européenne des médicaments - 16 villes étaient en lice. CC - Roman Boed

Le 20 novembre dernier, les Etats membres votaient la relocalisation de l’Autorité bancaire européenne (ABE) et de l’Agence européenne du médicament (AEM) de Londres vers le continent européen. « La relocalisation de ces deux agences est une conséquence directe – et le premier résultat visible – de la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne » (Commission européenne). [1] Ce processus, discuté exclusivement entre les 27 Etats membres, est monté en puissance sur la scène médiatique au cours des dernières semaines au vu de ses enjeux économiques, politiques et règlementaires.

Paris et Amsterdam seront donc les nouvelles villes hôtes de l’Autorité bancaire européenne (ABE) et de l’Agence européenne du médicament (AEM), respectivement. Le Conseil européen avait défini en juin dernier six critères pour rendre objectif le processus d’évaluation des performances des villes candidates et le choix final consistant à les départager [2] : installations opérationnelles dès la sortie effective du Royaume-Uni de l’UE, accessibilité du site, contexte éducationnel international, accès facilité au marché du travail et à la santé, continuité de l’activité de l’agence et équilibre géographique. Néanmoins, les résultats par tirage au sort et ayant dans une certaine mesure déjoué les pronostics ne font pas vraiment l’unanimité – même si les 27 se disent unis face au Brexit.

Autorité bancaire : l’engagement politique l’emporte sur la raison économique

Depuis plusieurs semaines, Francfort était grande favorite pour accueillir l’ABE, notamment en tant que siège de la Banque centrale européenne, entre autres, et au vu des promesses de grandes institutions bancaires, comme Goldman Sachs et Morgan Stanley, de transférer une bonne partie de leurs activités de Londres vers la ville allemande. Mais celle-ci est tombée de haut, puisqu’elle n’a même pas atteint la finale. C’est la capitale française qui l’a finalement emporté sur Dublin au tirage au sort, alors que les deux villes avaient été gratifiées de 13 voix chacune au troisième et dernier tour de votes (une voix par pays à ce stade). L’ABE rejoint ainsi l’Autorité européenne des marchés financiers, déjà installée à Paris. La candidature allemande aura certainement pâti, dans la dernière ligne droite, de l’instabilité politique régnant dans le pays depuis deux mois. [3]

Le transfert de l’ABE de Londres vers Paris implique également le transfert d’un peu plus de 150 emplois qualifiés, et incitera probablement certains établissements bancaires concernés par l’activité de l’agence à s’installer à proximité. Justement, tout l’intérêt de remporter l’ABE ne reposait pas sur des enjeux économiques en tant que tels, en tout cas moins nets que dans le cas de l’AEM, mais plutôt sur des enjeux de régulation directement liés aux missions de l’agence. En effet, celle-ci est chargée de sauvegarder la stabilité du système bancaire et financier européen dans son ensemble, d’une part en définissant les standards à respecter par les banques européennes, et d’autre part en conduisant des stress tests qui évaluent la capacité de résistance du secteur bancaire européen aux chocs.

Pour le Président français, Emmanuel Macron, l’attribution de l’ABE à Paris constitue une « reconnaissance de l’attractivité et de l’engagement européen de la France. » [4]

Agence du médicament : de Bratislava à Amsterdam, en passant par Milan

16 : c’est le nombre de villes européennes qui étaient en lice le 20 novembre pour obtenir le siège de l’AEM (contre 8 pour l’ABE), après le retrait de la Croatie, de Malte et de l’Irlande quelques jours avant l’échéance. Elles représentent ainsi plus des deux-tiers des Etats membres (une ville candidate par pays). Ce nombre reflète à lui seul les enjeux de la compétition : obtenir une agence source non seulement de dynamisme économique mais aussi d’influence règlementaire.

En effet, le transfert de l’AME de Londres vers Amsterdam entrainera celui d’un peu moins de 900 emplois qualifiés ainsi que de toute une activité « satellite », allant de l’industrie pharmaceutique à l’organisation régulière d’évènements de haut niveau, qui attirent des dizaines de milliers de visiteurs chaque année. Cette affluence s’explique en grande partie par l’influence de l’agence sur le terrain de la régulation, qui in fine autorise ou refuse la mise sur le marché de médicaments destinés à l’usage en Europe.

Trois rounds auront également été nécessaires pour départager les deux finalistes, Amsterdam et Milan, alors que Bratislava, qui était mise en avant quelques jours encore avant le vote, a été éjectée au premier tour – et s’est abstenue aux deuxième et troisième tours pour manifester son mécontentement. Amsterdam l’a donc emporté sur Milan au tirage au sort, les deux villes ayant également récolté 13 voix chacune. La déception côté italien s’assimile à la perte d’une « finale aux penalties » selon Sandro Gozi, Ministre des Affaires européennes italien [5] - soit une deuxième défaite douloureuse pour les Italiens, quelques jours seulement après leur élimination pour le Mondial 2018.

Le curseur bascule – encore – à l’Ouest

Pour nombre d’acteurs et d’observateurs, le transfert de l’AEM et l’ABE de Londres vers le continent européen aurait pu être l’occasion de rétablir de bonnes relations et la confiance entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale et orientale, en déplaçant au moins une des deux agences dans cette zone – la Slovaquie était notamment en bonne position pour l’AEM. Cela répondait d’ailleurs au critère de la représentation géographique, pour remédier à la sous-représentativité institutionnelle de nombre de pays ayant intégré l’Union en 2004 et nourrissant un sentiment de « citoyens de seconde classe » par rapport à l’Europe de l’Ouest.

Néanmoins, la capacité des pays d’Europe centrale et orientale à assurer le fonctionnement des agences, « sans heurts et sans interruption après mars 2019 », [6] a rapidement été mise en doute, de même que leur attractivité. En effet, les critiques officieuses qui se sont répandues dans les dernières semaines portaient notamment sur le manque potentiel de compétences nécessaires à la conduite des missions des agences, et sur les réticences du personnel de celles-ci à s’installer dans une ville, et plus largement dans un pays, dont les différences culturelles, sociales et de niveau de vie apparaîtraient parfois conséquentes par rapport aux standards « occidentaux ». Bien que théoriquement « non pondérés », certains des critères auront probablement pesé plus que d’autres dans la balance.

La perte d’influence du Royaume-Uni au sein du marché intérieur, en particulier dans les secteurs bancaire et pharmaceutique, est donc actée. Quant à l’impact, sur le futur européen, de la redistribution des agences vers Paris et Amsterdam, il est à se demander si le choix court-termiste de se cantonner à une zone de confort – tout en reconnaissant la légitimité des deux capitales – ne portera pas préjudice à l’inclusion de l’ensemble des Etats membres et à la définition d’une vision politique ambitieuse de long-terme pour l’UE. En effet, si selon Donald Tusk, Président du Conseil européen, « quel que soit le résultat, le vrai gagnant du vote aujourd’hui est l’UE27 », [7] il n’est pas certain que le résultat des votes génère la même vision de l’UE27 pour tous les pays – malgré la prétendue volonté de rester unis face au Brexit.

Notes

[1Commission européenne (20 novembre 2017). « Brexit : la Commission européenne salue la décision des États membres de l’UE-27 de relocaliser les agences implantées au Royaume-Uni », Communiqué de presse

[2Conseil européen (22 juin 2017). « Procédure conduisant à une décision relative au transfert de l’Agence européenne des médicaments et de l’Autorité bancaire européenne dans le cadre du retrait du Royaume-Uni de l’Union »

[3Allemagne : fragilité, rancunes et incertitudes : https://www.taurillon.org/9523

[4Twitter, 20 novembre

[5Baczynska G., Macdonald A. (Reuters, 20 novembre 2017). « Amsterdam, Paris win post-Brexit EU agencies in lucky dip”

[6Commission européenne (20 novembre 2017). « Brexit : la Commission européenne salue la décision des États membres de l’UE-27 de relocaliser les agences implantées au Royaume-Uni », Communiqué de presse

[7Twitter, 20 novembre

Vos commentaires
  • Le 29 novembre 2017 à 11:13, par Roy En réponse à : La course aux agences européennes : des gagnants aujourd’hui, tous perdants demain ?

    Avant de se demander si cette course aux agences ne fera que des perdants dans l’UE27, il faut répéter et souligner que le principal perdant est d’ores et déjà le Royaume-Uni. Les Murdoch et autres Farage sont largement responsables d’avoir provoqué le Brexit sans même avoir eu l’intelligence d’en imaginer les conséquences néfastes (problème des deux Irlande, problème avec l’Ecosse, perte d’attractivité commerciale,politique et stratégique). Ceci dit et pour revenir à l’UE27, certains pays de l’est ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes de ne pas se montrer séducteurs. Quand on fait partie d’une famille qui verse des milliards d’euros à ses nouveaux membres pour leur développement, on se donne les moyens d’en partager les valeurs fondamentales et on ne se conduit pas comme des ingrats à l’instar de la Pologne ou de la Hongrie. Voilà à mon avis une des raisons pour lesquelles le curseur a encore une fois basculé à l’ouest.

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