La People’s Vote March à Londres : J’y étais

« Mon pays est en crise d’identité. Moi aussi », un blog par Madelaine Pitt - Episode 2

, par Madelaine Pitt

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La People's Vote March à Londres : J'y étais
Photo : tout droit réservé.

Samedi, j’ai participé à une manifestation à grande échelle pour la première fois, et c’était la deuxième plus grande jamais vue au Royaume-Uni. C’était un moment historique. Près de 700 000 de personnes ont marché ensemble à travers le centre de Londres, triplant les prédictions les plus généreuses. Et ce, dans un pays où les gens n’ont ni l’habitude ni le réflexe de battre le pavé quand ils ne sont pas d’accord.

C’était la People’s Vote March, la marche organisée dans le but de déclencher un référendum sur l’accord de sortie du Royaume-Uni, qui sera le résultat des négociations actuellement en cours (et dans l’impasse) entre Londres et Bruxelles. Surtout, dans le cas d’un nouveau référendum, le bulletin de vote comprendrait une option cruciale ; celle du maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Pour comparer l’ampleur de ce mouvement, seule la manifestation de 2003 contre la guerre en Iraq a attiré plus de monde. Lors du départ de notre bus d’un Londres mariné dans le soleil d’un été indien, c’était déjà l’information principale sur la BBC.

Le réveil de 5h30 a un peu piqué, tout comme le trajet en vélo vers l’arrêt de bus à travers la nuit, avec un soupçon de brouillard et d’humidité typiques du nord de l’Angleterre, et l’aller-retour de 12 heures... J’aurais pu m’en passer. Mais l’impression d’être impliquée dans quelque chose d’aussi fort s’est intensifiée avec les kilomètres ; une fois embrouillée dans la congestion des vastes banlieues de Londres, personne ne pourrait rester assis. Les embardées du bus dans les bouchons étaient épouvantables par leur lenteur ; enfermés de tous les côtés, nous nous sommes fait doublés uniquement par les motos qui se faufilaient d’un air satisfaites entre les voitures et les taxis noirs. Nous mettions nos pancartes dans les vitrines, nous haussions nos drapeaux autour de nos épaules, nous parlions forts et sans cesse. Notre impatience s’était transformée en adrénaline, et l’adrénaline se faisait beaucoup ressentir.

Ça m’a profondément touché d’apercevoir un autre groupe de manifestants pour la première fois ce jour-là. C’était une famille, tout à fait ordinaire, surtout par rapport au mélange éclectique de magasins d’Edgware Road devant lesquels ils étaient en train de passer. Mais voir des T-shirt bleus aux étoiles jaunes dans le coeur de la capitale du pays qu’aux yeux des médias internationaux était synonyme de Brexit, de tables de négociations avec des gens en costard, des messages de tout-se-passe-très-mal-et-ça-ne-va-faire-que-s’empirer…c’était presque un choc. Et au cours de la journée il m’est devenu très clair que les médias traditionnels nous font un dessin qui ne représente pas du tout la globalité de la situation du point de vue des gens. The Guardian indique que plus que 100 circonscriptions qui avaient voté pour un départ de leur pays de l’UE ont depuis changé d’avis. Non seulement ce genre d’évolution est “oublié” ailleurs, mais il n’y a presque pas de couverture des efforts gigantesques consacrés par des milliers d’activistes qui déclenchent ces changements. Je ne sais pas combien ils sont à renoncer à leurs dimanches, leurs pauses midi et leurs soirées pour passer des coups de téléphone, recueillir des signatures pour des pétitions, écrire des lettres, organiser des réunions... Les médias nous encouragent à oublier qu’il y a des millions de Britanniques qui défendent les valeurs européennes et qui croient encore avec conviction que l’adhésion à l’Union européenne apporte des bénéfices importants pour le Royaume-Uni et pour l’ensemble de notre continent.

La circulation ne bougeait guère quand notre chef de groupe a réussi à convaincre notre chauffeur de nous permettre de descendre en plein milieu de l’embouteillage. Sous un soleil éblouissant, nous sommes précipités vers Marble Arch.

Cette histoire m’a fait verser des larmes plus souvent que je ne l’aurais voulu depuis et y compris le 24 juin 2016. Inévitablement, ça s’est reproduit samedi. Le premier aperçu de l’ampleur de l’événement...la foule qui remplissait Park Lane et bien plus loin encore, qui faisait un vacarme difficile à décrire... un océan de personnes qui ne s’étaient jamais rencontrées avant et qui ne se recroiseraient vraisemblablement jamais de nouveau, rassemblées pour la même cause à laquelle moi aussi je crois très profondément... c’est bête mais c’était suffisant pour avoir une boule dans la gorge. Mais cette fois-ci, c’était différent. C’était une affirmation réconfortante que la trentaine d’étudiants dans mon groupe et mes amis britanniques expatriés et moi sommes loin d’être seuls.

La plupart des manifestations sont contre quelque chose. Il y en a qui sont pour. La People’s Vote March était légèrement paradoxale ; elle représentait les deux, d’une certaine façon. Contre l’hypocrisie du gouvernement du Parti conservateur et de la manière dont il profite de son mandat pour déformer ce qu’il adore appeler “la volonté du peuple”. Mais pour un vote qui permettrait aux Britanniques d’exprimer leur avis sur l’avenir de notre pays maintenant que nous avons une idée, enfin, de ce à quoi rassemblerait vraiment le “Brexit”, ce fameux terme qui est pourtant longtemps très nébuleux. C’était aussi une rare occasion de montrer notre soutien au travail de l’UE ; l’ambiance était extrêmement positive et, malgré la taille de la foule, très paisible ; aucune violence, aucun sentiment d’insécurité ; personne n’a grillé les queues et tout le monde s’est excusé très largement pour des choses qui n’étaient pas de leur faute. Finalement, c’était une manifestation très British.

« Si tenir les personnes âgées responsables du résultat du référendum est une stratégie pour nous déculpabiliser nous les jeunes pour notre manque d’engagement politique, il va falloir trouver une autre solution. »

En tant que quelqu’un qui a passé une bonne partie de sa vie d’adulte à travailler à l’étranger et qui espère faire pareil à l’avenir, je préférerais que Theresa May soit un peu moins résolue à m’enlever les droits basés sur ma citoyenneté européenne. Mais une majorité des personnes qui m’entouraient n’avaient pas l’intention de vivre, de travailler ou d’étudier à l’étranger. La plupart d’entre eux n’avaient pas entre 20 et 30 ans et une inquiétude par rapport à l’impact du Brexit sur leurs carrières internationales. La plus grande partie était là simplement parce qu’ils se préoccupaient du bien-être de leur pays et de celui de leurs concitoyens et étaient prêts à se mobiliser, motivés par une obligation morale et un devoir civique de remettre en question le comportement du gouvernement, au nom de la justice et de la vérité. Des personnes de toute origine, avec des accents de tous les coins du pays, jeunes, moins jeunes et - je tiens à préciser - pas du tout jeunes.

« Je représente ceux qui ont les cheveux gris ! » m’explique une femme de 83 ans avec un grand sourire. Elle n’était pas la seule, et j’espère que les caméras des journalistes voyaient également ces nombreuses générations présentes à Londres cet après-midi-là. Parmi les "Remainers" (ceux qui souhaitent le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne), il y a cette impression scandaleusement répandue que c’est à cause des personnes âgées que nous nous retrouvons dans cette situation aujourd’hui.

Il est vrai que 64% des personnes ayant plus de 65 ans ont voté « Leave » (pour un départ de l’UE). Mais la proportion de « Leavers » pour la génération de nos parents (50-64 ans) n’est pas beaucoup plus basse (60%), et puisque la population dans son ensemble a voté à 52% pour quitter l’UE, les écarts ne sont pas si importants que ça. En revanche, il faut garder à l’esprit que, même si 71% des jeunes ont voté « Remain », cela signifie qu’il reste quand même trois jeunes sur dix qui ont voté « Leave » - et un jeune sur trois n’a pas pris le temps de rendre aux urnes. Si tenir les personnes âgées responsables du résultat du référendum est une stratégie pour nous déculpabiliser nous les jeunes pour notre manque d’engagement politique, il va falloir trouver une autre solution. Il est grand temps de laisser cette explication malavisée de “c’est la faute des vieux” derrière nous, surtout parce qu’elle est susceptible d’engendrer encore plus de divisions au sein de la société britannique à un moment où cette dernière n’a certainement pas besoin d’en connaître encore plus.

Aussi, chapeau à tous ceux qui ont fabriqué une pancarte. Les messages allaient des jugements de valeur sérieux et justes (« Si une démocratie ne peut plus changer d’avis, elle n’est plus une démocratie ») ; aux statistiques simples mais puissantes (« 2016 – 48%, 2019 - ? ») ; aux listes de coûts qui s’imposeraient dans l’absence d’un accord ; aux références à la réticence britannique de protester (« Je suis britannique. Je participe à une manif. Visiblement il y a quelque chose de grave qui se passe. ») ; critiques ciblant divers politiciens, sophistiquées ou inimprimables ; aux phrases courtes qui résumaient parfaitement l’absurdité de la situation (« J’ai fait cette pancarte au lieu d’hurler ») ; aux messages poignants portés par des enfants trop jeunes pour saisir leur importance (« I don’t get a say but I’ll have to pay », comprendre « Mon avis ne compte pas, mais je subirai quand même les conséquences »), « Je renonce à fêter mon anniversaire de trois ans pour être là »), aux jeux de mots jouant sur la similarité entre “EU” et “you” (“I can’t live without EU” , comprendre "Je ne peux pas vivre sans l’UE") ou bien encore des graphiques inspirés d’un éclair de génie :

Presque tous ceux que j’ai lu étaient poignants ; il y en avait tellement qui auraient été drôles, si ce n’était pas si vrai. Cela m’a aussi rappelé que, peu importe ce qui se passe dans le monde politique, nous les Britanniques, ne renonçons pas à notre sens de l’humour bizarre, bondé d’autodérision, de discrétion et d’ironie. Résumant parfaitement ces trois éléments, l’affront suivant, qui fait référence à l’idée d’affaiblir la régulation britannique afin de permettre aux produits américains comme le poulet traité au chlore ou le bœuf aux hormones d’arriver sur le marché chez nous, était l’un de mes préférés :

Et pour la première fois depuis mon retour au Royaume-Uni, j’étais un peu moins mal à l’aise avec la nationalité inscrite sur mon passeport. Je sais que je serai toujours fière de pouvoir dire « j’y étais ». Pour la première fois depuis juin 2016, c’était une journée où ce n’était pas si mal d’être britannique.

A propos du blog de Madelaine Pitt : Citoyenne britannique (malgré elle) qui a vécu de nombreuses années en France, Madelaine Pitt retourne en Angleterre pour son Master en économie politique à l’Université de York. Elle découvre à quel point la décision de sortir de l’Union européenne a changé son pays d’origine et apprend beaucoup de choses sur l’identité britannique (qui est encore plus bizarre qu’elle ne le pensait) et sur elle-même aussi. A travers ce blog, elle relatera les évolutions du Brexit pendant cette année décisive, et nous permettra de vivre cet évènement de l’intérieur ainsi que son impact sur la vie quotidienne au Royaume-Uni. Elle prévoit déjà de quitter à nouveau ce pays après son Master.

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