Le futur de la défense aérienne européenne, Paris et Berlin veulent chacun porter leur croix

, par Louis Ritter

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Le futur de la défense aérienne européenne, Paris et Berlin veulent chacun porter leur croix
« Signature d’une lettre d’intention entre la France, la Belgique, Chypre, la Hongrie et l’Estonie. » © Ministère des Armées (France)

Dans une brève interview publiée sur le site du Ministère des Armées français, le général Jean-Marc Vigilant, chef de l’équipe en charge de la conférence sur la défense antiaérienne et anti-missile en Europe qui s’est tenue le 19 juin 2023, avançait que la conférence avait “atteint ses objectifs. Les participants ont fait valoir leur volonté de contribuer au développement de capacités européennes en matière de défense aérienne et antimissiles.” L’attitude positive du général, officier dans l’armée de l’Air française, contraste pourtant avec la litanie de contradictions dans les discours politiques à ce sujet. En la matière, deux camps se dessinent déjà en Europe avec comme têtes de colonnes l’Allemagne pour l’un, la France pour l’autre.

Le ciel : un terrain d’affrontement hautement stratégique

La conférence réunissait, en marge du salon du Bourget, des experts de l’antiaérien et des politiques français dont le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, et Emmanuel Macron lui-même autour d’une question : comment assurer la défense aérienne de l’Europe ? Une nouvelle fois, l’ombre du conflit ukrainien planait sur la tête des orateurs. Devant les immenses efforts déployés par la Russie pour abattre les systèmes de défense ukrainiens et les moyens colossaux utilisés par l’Ukraine pour rendre le ciel aussi dangereux pour l’aviation que la terre pour l’infanterie et les blindés, les Etats européens font le constat de l’importance qu’ont pris les missiles balistiques et sol-air dans les conflits contemporains.

Michel Goya, spécialiste d’histoire militaire et ancien militaire lui-même, démontrait ces derniers mois, sur plusieurs plateaux à quel point l’aviation était étonnamment absente de ce conflit du fait de cette évolution. Les militaires ukrainiens sont du reste parfaitement au courant de leur infériorité en matière d’aviation. C’est sans doute de cet état de fait que découlent les demandes incessantes de l’Ukraine d’obtenir des avions auprès des puissances occidentales. Pour la compenser, la stratégie choisie est donc de transformer le ciel en un champ de feu pour dissuader l’armée de l’air russe d’utiliser sa puissance de feu, avec l’appui du matériel occidental dont le très célèbre système de missile MM-104 Patriot mais également du système franco-italien SAMP/T. Privé d’une béquille, l’armée russe répond en lançant des frappes massives de missiles que l’armée ukrainienne s’efforce de rendre aussi inutiles que possible en déployant des systèmes capables d’intercepter les projectiles. On peut se demander si commander des avions est réellement utile dans un contexte de combat par vagues de missiles. Quoi qu’il en soit, l’Europe prend conscience du risque balistique que représente l’augmentation de l’importance des missiles. La conférence du 19 juin 2023 réfléchissait sur la manière de se prémunir de telles armes.

Un “projet européen” français contrarié

A l’ouverture de la conférence, le ministre Lecornu a rappelé, dans la droite ligne du discours d’Emmanuel Macron, que l’Union Européenne devait se doter de capacités stratégiques autonomes de défense pour ne pas dépendre des Etats-Unis ou de l’OTAN, à l’heure où l’ensemble des grandes puissances investissent massivement dans la défense antiaérienne. Pour se faire, la France propose un axe simple : utiliser le tissu industriel européen pour équiper l’Union Européenne en matériel militaire performant et adapté au contexte. Par matériel européen, entendez surtout matériel français. Car de fait, la France propose d’ores et déjà ses propres missiles Mistral. A l’issue de la conférence, la Belgique, Chypre, l’Estonie, la Hongrie et la France ont signé un contrat d’achat groupé de missiles Mistral, fabriqués par l’entreprise MBDA. Cette initiative vient s’ajouter à une liste d’autres dans le domaine antiaérien initiées ou co-initiées par la France, comme le système de missiles MAMBA en partenariat avec l’Italie. La France tente de rassembler de plus en plus de pays européens autour de son projet de défense autonome.

Mais ces initiatives se heurtent à une autre, importante elle aussi, menée par l’Allemagne : le “European Skyshield”, ou “bouclier anti-missile européen”. Ce projet trouve ses origines dans une lettre d’intention signée par les 14 pays alliés de l’OTAN et la Finlande sur une “initiative européenne de défense du ciel”. Deux grands pays européens n’ont pas apposé leur paraphe, la Pologne, qui souhaite mettre en place son propre système, et la France. Le projet allemand consiste à construire un bouclier de défense antiaérien sur le modèle du “Dôme de fer” israélien, dans le cadre de l’alliance atlantique, et non dans celui de l’UE. Sur le papier, ce bouclier doit allier 3 systèmes de missiles : l’allemand IRIS-T - potentiellement remplacé par un système norvégien du fait de l’ancienneté déjà du système allemand -, l’américain PATRIOT et l’américano-israélien US Arrow-3. Sur le papier seulement, car pour l’heure ce bouclier n’a pas encore franchi les étapes administratives d’autorisation d’exportation. A son tour, l’Allemagne essaye de rassembler autour de son projet antiaérien. Cette opposition entre les deux grands européens vient s’ajouter à la liste de celles déjà déclarées sur les questions de défense.

La stratégie militaire : pomme de discorde du moteur franco-allemand

Le dossier constitue un point chaud dans les relations entre les deux voisins rhénans. Songeons par exemple à l’état d’avancement des précédents projets européens de défense, le SCAF (Avion de combat du futur) et le MGCS (le char d’assaut nouvelle génération) par exemple. Songeons aussi à la pierre blanche de la division qu’a constitué le discours de Prague du chancelier Olaf Scholz du 20 août 2022. Ces échauffourées ont pour conséquence de faire patauger le projet de défense commune si cher à Emmanuel Macron. Les raisons de ces prises de position ne sont pas inconnues. Personne n’ignore l’atlantisme affiché de l’Allemagne. A la même date que la conférence sur la défense antiaérienne de l’Europe, Olaf Scholz donnait une conférence de presse avec le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, dans laquelle il a réaffirmé que l’OTAN représentait le principal outil de défense européen. Mieux, l’Allemagne augmentera son budget de défense pour atteindre les 2% de son PIB.

N’oublions pas non plus que l’Allemagne a opté pour l’achat de F-35 américains pour remplacer ses vieux avions Tornados, à la place d’appareils européens. Faits moins connus, elle s’est également désengagée du programme d’avion de patrouille MAWS (Maritime Airborne Warfare System) et ne participera pas non plus au développement de l’hélicoptère de combat Tigre MK3, un projet franco-espagnol. L’ensemble de ces programmes a été remplacé par du matériel de fabrication américaine pour la Bundeswehr. Les signes ne vont donc pas dans le sens d’un ralliement de l’Allemagne à une défense proprement européenne, de la production à l’usage du matériel. De l’autre côté, la France entend bien maintenir son rang de première puissance militaire de l’Union européenne, une place qui risque de lui être disputée par les investissements militaires massifs de l’Allemagne et le développement de l’armée de terre polonaise par exemple. Elle place donc sa doctrine de dissuasion, principalement basée sur l’arme nucléaire, comme un modèle à ériger en capacité commune à l’échelle de l’Union européenne. Elle veut également faire de son industrie, et celle européenne, le fer de lance de l’autonomie stratégique européenne. Si l’un fait cavalier seul, l’autre répond par une chevauchée solitaire à son tour.

Une discorde néfaste à la constitution d’une défense européenne commune

Cette attitude redondante dessert finalement la cause de la défense européenne commune. Le principal obstacle étant en définitive la place de l’OTAN en Europe et le rôle trop important des Etats-Unis dans l’organisation. Et si une défense européenne était possible ? Après tout, le modèle d’une défense multilatérale existe déjà et concerne bien plus le continent européen que l’Amérique du nord, il s’appelle l’OTAN. Certaines réticences pointent la problématique de la façon de former un commandement intégrant l’ensemble des parties prenantes de cette défense. Répondons que l’OTAN a bien un tel organe qui a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses tensions, principalement du côté français. La question de l’omniprésence des Etats-Unis est intimement liée à la question industrielle. Alors que la Chine devait représenter la principale préoccupation de l’Oncle Sam, la guerre en Ukraine l’a forcé à de nouveau tourner la tête vers le Vieux Continent. Les initiatives allemandes restent donc des garanties du maintien des Etats-Unis dans la défense européenne.

Pourtant les outils industriels et juridiques sont disponibles dans l’Union européenne pour progresser sur la question. Ses détracteurs ont beau se plaindre du manque de coopération des industriels qui cherchent à tirer la couverture à eux, la volonté politique ne prend pas la bonne direction. Et l’argument de l’urgence ne peut en aucun cas être valable. De fait, si urgence il y a, du matériel européen existe d’ores et déjà et pour le moderniser, il appartient aux Etats de mettre la main à la patte, en étroite coopération. L’argent investi dans l’achat de matériel non européen pouvait servir de subsides à la défense européenne.

L’OTAN rime-t-il avec défense commune de l’Europe ?

Finissons enfin avec une remarque. Un programme spécifique de défense commune de l’Europe pourrait bien s’apparenter à un doublon de l’OTAN. Pourtant, l’organisation atlantique est bien plus européenne qu’autre chose. Sans rejeter totalement les Etats-Unis, ni laisser de côté le Canada, une initiative plus pertinente pourrait consister à revoir la copie du traité atlantique afin de concentrer les efforts sur l’Europe, entre européens. De ce fait, une refonte pourrait forcer l’ensemble des Etats européens à investir dans leur propre autonomie stratégique. En outre, cela intégrerait les Etats qui ne sont pas dans l’Union européenne, ce qui conduirait à abandonner l’idée d’une défense propre à l’Union européenne. Car on peut s’interroger sur l’idée de disperser les efforts entre une organisation déjà bien installée, solide malgré tout et organisée, l’OTAN, et une future administration de défense propre à l’Union européenne mais qui regrouperait somme toute les mêmes prérogatives.

Dans les faits, la seule différence entre les deux serait juridique, l’OTAN n’étant pas une alliance offensive alors qu’une organisation de défense commune de l’Union européenne pourrait se doter de capacités de projection pour mener des opérations extérieures offensives. Dans ce cas, quels seraient les liens entre l’OTAN et une organisation de défense de l’Union européenne ? Sur la base des relations entre l’organisation atlantiques et les programmes déjà existants dans l’Union européenne (PSDC, AED etc.), on peut conclure qu’ils seront axés vers un effort de complémentarité. Or, à l’heure actuelle, les institutions de l’UE sont dans l’obligation de laisser le choix aux Etats membres de leur boussole stratégique de défense. Si ceux-ci considèrent qu’elle ne peut se voir sans l’OTAN, ainsi soit-il. Et c’est le cas pour beaucoup de pays européens, membres ou non de l’UE.

Le politique se cache ainsi derrière l’argument hypocrite du manque de moyens et d’efficacité des programmes européens de défense, sans pour autant fournir les efforts nécessaires pour y remédier. C’est donc peut-être ici que le verrou peut sauter, à savoir que si les États-membres peuvent avoir confiance dans les capacités européennes, ils se tourneront vers elles plutôt que vers l’OTAN. Le risque étant de se retrouver écartelés entre une organisation qui comprend la plupart des pays européens et parmi eux des puissances militaires non négligeables, l’OTAN, et une potentielle organisation de défense propre à l’Union européenne qui serait un organe de coopération avec l’OTAN sans inclure profondément les États non membres de l’UE. Une subdivision du continent en plusieurs organisations de défense ne constitue pas une solution forcément durable.

En définitive, la défense européenne reste une chimère pour beaucoup d’acteurs. Mais les initiatives en ordre dispersé ne peuvent faire progresser les mentalités qui restent figées sur le sentiment de division et les individualismes en Europe. Et pourtant, les évolutions du monde ne peuvent qu’inviter les Etats européens à réellement se doter de capacités autonomes. Les Etats-Unis, certes loin du déclassement, ne pourront maintenir à eux tout seuls un camp en opposition aux futures grandes puissances comme la Chine, agressive et ambitieuse. Aussi, ceux-ci ont tout intérêt à voir des alliés européens durablement et solidement équipés en capacités de défense. En outre, il faut s’interroger sur la position de l’Europe si un conflit devait éclater entre la Chine et les Etats-Unis, au sujet de Taïwan par exemple. Une force de dissuasion crédible ne serait-elle pas l’un des instruments essentiels pour peser sur l’équilibre mondial ? C’est là tout le paradoxe de cette situation. Bourrée de contradictions, la défense européenne est pourtant une perspective inévitable et vitale.

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