Le génocide en Namibie : la fin d’une amnésie allemande

, par Aliénor Thouvenot

Le génocide en Namibie : la fin d'une amnésie allemande
Désert de Kalahari, où de nombreux Hereros et Namas furent tués. Photo : Pixabay

GRAND ANGLE. A l’heure où les questions mémorielles occupent une place centrale dans les débats publics, en témoigne la publication récente en France des rapports Duclert et Stora respectivement sur le génocide rwandais et la guerre d’Algérie, certains pays tentent de lever le voile sur une partie de leur histoire longtemps occultée. Aussi, la reconnaissance du génocide des peuples Herero et Nama en Namibie par l’Allemagne ouvre la voie à de nouvelles perspectives pour les descendants des victimes mais soulève également des questions sur l’avenir de l’Allemagne en Afrique.

Depuis quelques années, l’Allemagne se livre à un travail de mémoire sur une période sombre de son histoire. Si le pays avait déjà reconnu son implication dans le massacre des Hereros et des Namas au début du XXe siècle, le Ministre des Affaires étrangères allemand Heiko Maas a déclaré officiellement le 28 mai 2021 qu’il s’agissait d’un génocide.

Entre 1904 et 1908, dans l’actuelle Namibie, plus de 65 000 Hereros et 10 000 Namas (près de 80% de la population autochtone) ont été tués par les colonisateurs allemands sous le IIe Reich, soit par les armes soit à la suite de mauvais traitement dans les camps de concentration.

Depuis l’indépendance de la Namibie en 1990, les descendants des communautés hereros et namas militent pour que l’Allemagne reconnaisse ce génocide longtemps oublié. Selon de nombreux historiens, les Hereros et les Namas sont les victimes du premier génocide du XXe siècle. Plusieurs questions se posent : pourquoi une reconnaissance aussi tardive ? Quelles conséquences cette reconnaissance officielle aura-t-elle sur les relations germano-namibiennes ? Retour sur cette page sombre de l’Histoire.

Présence allemande en Afrique dès les années 1880

L’Allemagne s’établit dans le Sud-Ouest africain (soit l’actuelle Namibie) en 1883, avant de coloniser le Cameroun et le Togoland (Togo) en 1884, puis l’Afrique orientale allemande. Suite au partage de l’Afrique par les puissances occidentales lors de la conférence de Berlin en 1884, Heinrich Goering devient le gouverneur du protectorat du Sud-Ouest africain allemand, un vaste territoire situé entre le fleuve Kunene et le fleuve Orange. Windhoek devient la capitale du Sud-Ouest africain et les colons allemands y développent de vastes plantations. Les premiers accords de coopération sont signés entre les autorités coloniales et les peuples locaux, notamment avec les Basters de Rehoboth, descendants des colons européens et des Khoïkhoï (un peuple pastoral) d’Afrique du Sud.

Cependant les premières révoltes surviennent peu de temps après l’implantation du comptoir allemand. Le massacre d’Hoornkrans du 12 avril 1893 met un terme à la révolte des Namas. Ce faisant, la colonisation s’intensifie et les Allemands exploitent les richesses agricoles et minières du territoire pendant près de vingt ans. En janvier 1904, victimes de la peste bovine qui décime leur bétail, les tribus hereros se soulèvent contre les colons allemands et sont largement soutenus par les paysans namas. Sous la direction de Samuel Maharero, chef de la région Okahandja, ils commettent des pillages et tuent une centaine de colons et de fermiers blancs. La guerre des Hereros s’enlise et perturbe les forces allemandes en présence. Six mois plus tard, le gouvernement allemand envoie le général major Lothar von Trotha dans la colonie pour réprimer les insurgés.

La bataille de Waterberg en août 1904 marque la fin de la guerre, remportée par les Allemands. Les soldats du général von Trotha encerclent les Hereros et ne leur proposent qu’une voie de sortie : le désert du Kalahari. Tandis que des milliers de Hereros tentent de survivre en s’enfonçant dans le désert, Trotha fait empoisonner les points d’eau, dresse de nombreux postes de garde et ordonne à ses hommes de tirer sans sommation sur les fugitifs. Les intentions du général apparaissent clairement dans son ordre d’extermination signé en octobre 1904 : “À l’intérieur des frontières allemandes, chaque Héréro, armé ou non armé, sera abattu [...] Je crois que cette nation, en tant que telle, doit être annihilée”.

Soutenues par l’empereur Guillaume II, les autorités allemandes instaurent une véritable politique d’extermination des peuples hereros et namas.

Techniques d’extermination génocidaires à l’encontre des Hereros et des Namas

En consolidant leur arsenal répressif, les autorités coloniales adoptent une politique de “nettoyage” et envoient des milliers de Hereros dans des camps de travaux forcés. Les détenus sont tatoués avec les lettres GH, pour « Gefangene Hereros » (prisonniers hereros). Ce système rappelle celui développé ultérieurement par le régime nazi.

Parqués dans les six camps de concentration construits par les Allemands dans la colonie, ils subissent de mauvais traitement et sont réduits en esclavage. Les conditions de vie y sont épouvantables : de nombreux prisonniers, épuisés, meurent de maladies aggravées par la malnutrition, la surcharge de travail ou encore de mauvaises conditions d’hygiène. De surcroît, ils sont victimes de violences sexuelles infligées par des soldats allemands, crimes bien souvent impunis. Le camp de concentration de Shark Island, un îlot battu par les vents, au large de Lüderitz, est décrit par certains comme un camp de la mort voire d’extermination. Il compte des milliers de détenus et enregistre le nombre le plus élevé de morts : sur 3500 prisonniers, il ne reviendra que 200 survivants. Parmi eux, un missionnaire allemand Friedrich Vedder présent sur le territoire. Il décrit dans son journal paroissial les horreurs vécues par les Hereros : “Les Hereros sont parqués comme des animaux, derrière des fils de fer barbelés renforcés [...] Ils tombent morts par centaines, et leurs corps sont brûlés, sur place. Je ne puis donner les détails des atrocités dont j’ai été le témoin, particulièrement sur les femmes et les enfants, très souvent, c’est trop horrible pour être écrit”.

Pendant près de quatre ans, les autorités coloniales allemandes se servent des Hereros et des Namas à des fins idéologiques. Pour la première fois dans leur histoire, l’empire allemand instaure un système concentrationnaire à travers la création de camps et mène des “études” raciales visant à prouver scientifiquement la supériorité de la race blanche. Pour ce faire, les Allemands procèdent à des expérimentations supervisées par Eugen Fischer, généticien et anthropologue eugéniste dont les travaux sur l’hygiène raciale influenceront plus tard Adolf Hitler et Josef Mengele, médecin-chef dans le camp d’extermination d’Auschwitz durant la Seconde Guerre mondiale. Ces expériences médicales sont d’une violence inouïe : stérilisation des femmes, tortures, mesures anthropométriques, recherches génétiques sur les morts. Les Hereros et les Namas deviennent des cobayes humains impliqués malgré eux dans un trafic de cadavres organisé par les autorités pour soutenir la “recherche scientifique”. Des collections de crânes humains préparés par les prisonniers de Shark Island sont envoyées dans de prestigieuses universités en Allemagne afin d’étayer les théories racialistes des chercheurs de l’époque.

Si de nombreux historiens soutiennent l’idée selon laquelle ces massacres préfigurent le génocide du peuple juif en Europe perpétué par le IIIe Reich durant la Seconde guerre mondiale, d’autres ne partagent pas la même lecture de ces événements.

L’Allemagne (fait) face à son histoire et à son avenir

Quoi qu’il en soit, le génocide des Hereros et des Namas s’inscrit dans l’histoire coloniale allemande. Longtemps occultée, cette période douloureuse de l’histoire est finalement reconnue par le gouvernement allemand en 2021. Pourtant, certaines personnalités politiques allemandes militaient déjà pour la reconnaissance du génocide en Namibie : en 2015, le ministre des affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier admet qu’il s’agit d’un “crime de guerre et [d’]un génocide”, trois ans après avoir soutenu une motion de reconnaissance du génocide au Bundestag.

Néanmoins, la reconnaissance du génocide par le gouvernement allemand est saluée par les associations rassemblant les descendants de victimes hereros car elle permet de restaurer la mémoire des personnes disparues et de lever le voile sur une période souvent méconnue de l’histoire. De surcroît, cette reconnaissance est un moment historique d’autant plus marquant qu’elle survient après que les discussions entre les deux pays sur la mémoire coloniale se sont enlisées.

Au-delà de la portée symbolique du geste mémoriel, la reconnaissance soulève également des enjeux économiques et politiques. En effet, elle s’accompagne de la promesse formulée par l’Allemagne de verser sur trente ans une aide de plus d’un milliard de dollars pour la reconstruction et le développement de la Namibie. Les fonds, qui bénéficieront en premier lieu aux descendants des victimes, serviront au financement de projets de développement en Namibie.

Cette décision a été saluée par de nombreux acteurs institutionnels allemands et membres de la société civile, notamment l’Eglise catholique. A ce sujet, le président de la Commission Justice et paix de la Conférence épiscopale allemande Mgr Heiner Wilmer déclare qu’il s’agit d’une “avancée importante, un signe que le gouvernement fédéral assume concrètement sa responsabilité historique et [que] cela mérite le respect”.

Cependant, des voix s’élèvent contre l’accord de « réconciliation » conclu entre Berlin et Windhoek, et ce pour plusieurs raisons. Si certains voient en ce geste une volonté pour l’Allemagne de normaliser ses relations avec la Namibie et, par extension, d’autres pays africains, d’autres y voient une tentative d’instrumentalisation du génocide à des fins politiques et économiques. L’économiste namibien Salomo Hei parle d’une “gifle au visage” infligée aux descendants des victimes car le point de vue des chefs et groupes ethniques n’a pas été pris en considération par les responsables, comme le souligne le conseil des chefs de Namibie dans leur déclaration. “Nous avons appris l’annonce par la radio et les journaux”. raconte l’ancienne directrice de la Fondation pour le génocide des Hereros, Esther Muinjangue. Par ailleurs, l’Allemagne refuse d’employer le terme “indemnisation” alors qu’il s’agit d’une norme fondamentale du droit international. Selon la règle 150 du droit international humanitaire coutumier, “[l]’État responsable de violations du droit international humanitaire est tenu de réparer intégralement la perte ou le préjudice causé”. En ce sens, l’ambivalence de l’Allemagne est source de débats et soulève de nombreuses interrogations sur l’avenir des relations germano-namibiennes d’une part et sur les ambitions allemandes en Afrique d’autre part.

Cet événement rappelle que la mémoire coloniale demeure un sujet de tensions dans la société car elle incite les responsables politiques à mener une réflexion profonde sur le rôle de l’Etat dans la gestion du fait mémoriel et son obligation à respecter les normes édictées par le droit international humanitaire.

De plus en plus d’auteurs et figures intellectuelles n’hésitent pas à s’emparer de la question mémorielle et à écrire sur des sujets considérés comme tabous, à l’instar du romancier Niels Labuzan. Dans Cartographie de l’oubli, l’auteur livre deux récits qui s’entrecroisent sur le thème de la mémoire et des génocides oubliés. Un dialogue se noue entre Jakob Ackermann, un soldat allemand qui débarque dans le Sud-Ouest africain en 1889, et le narrateur, un jeune métis namibien qui interroge son passé en 2004 :“l’un pense écrire l’Histoire, l’autre la questionne

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom