Le « Sofagate » : la défaite de l’Europe en pleine guerre diplomatique

, par Florian Brunner

Le « Sofagate » : la défaite de l'Europe en pleine guerre diplomatique
Crédit photo : Union européenne 2021

L’Union européenne affronte une guerre diplomatique, où elle se révèle totalement dépassée. Le « Sofagate » à Ankara est une nouvelle défaite de l’Europe sur la scène internationale, en ce début d’année 2021. Elle marque une période désastreuse pour la politique étrangère de l’Union, qui doit clarifier sa communication ainsi que son cadre institutionnel.

De la Russie à la Turquie : la déroute de la politique étrangère européenne

La visite éprouvante en février 2021, du Haut-Représentant de l’Union pour les Affaires Etrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, avait caractérisé une première déroute diplomatique majeure pour l’Union européenne. Il apparaissait comme indispensable pour l’Union de remanier son dispositif diplomatique et stratégique, afin d’assurer une évolution davantage maîtrisée dans un environnement immédiat hostile. Mais le 6 avril 2021, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le Président du Conseil européen, Charles Michel, rencontraient le despote turc Recep Tayyip Erdogan, à Ankara, dans un contexte d’affirmation des régimes autoritaires. Le pouvoir turc porte, avec une volonté prédatrice, une vision nationaliste et islamo-conservatrice, qui attaque directement les intérêts européens et les valeurs portées par l’Union. Les provocations de la Turquie envers l’Europe et les tensions se sont accrues au cours de l’année 2020, notamment dans le contexte des velléités turques affirmées en Méditerranée.

Ultime affront aux valeurs européennes : la Turquie est sortie le 19 mars 2021, de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique dite Convention d’Istanbul. Le choix des Européens de se rendre en Turquie était ainsi audacieux, tant la diplomatie européenne reste déroutée par les puissances prédatrices, mais semblait aussi vouloir signifier la volonté des dirigeants de l’Union de relancer la dynamique diplomatique européenne, après le fiasco russe. Pourtant loin de marquer une nouvelle étape positive dans l’action internationale de l’Union, l’entretien avec Erdogan, allait inscrire une défaite majeure et encore plus significative, pour la politique étrangère européenne.

La Présidente de la Commission européenne, de l’esquive habile à la désapprobation officielle

Le pouvoir turc avait préparé ce jour-là un minutieux piège protocolaire, transformant le cadre d’un conciliabule classique en théâtre d’une bataille décisive. À son arrivée sur les lieux de l’entretien, Ursula von der Leyen constata que les fauteuils en place, étaient réservés à deux hommes : Recep Tayyip Erdogan et Charles Michel, qui allaient ainsi dominer l’espace de discussion, en trônant au milieu d’une sorte de scène centrale. Ursula von der Leyen adopta une posture parfaitement appropriée, en exprimant sa consternation de manière claire et maîtrisée, de façon à ne pas être entraînée dans le traquenard d’Erdogan, mais au contraire en l’esquivant habilement. Elle ne quitta pas les lieux, prit place sur un canapé en retrait, face à Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre turc des Affaires étrangères et imposa sa présence, dans les échanges, malgré la dimension discriminante de la situation. Ce sera une fois la visite achevée, que la Présidente de la Commission européenne émettra une désapprobation officielle contre le dispositif protocolaire instauré par la Turquie.

En effet, le mercredi 7 avril 2021, alors qu’une vidéo de l’incident diplomatique était abondement diffusée sur les réseaux sociaux, Eric Mamer, le porte-parole en chef de la Commission européenne a annoncé, lors d’un point presse en ligne [1], qu’Ursula von der Leyen avait été « surprise » et qu’elle « a préféré donner la priorité à la substance sur des questions de protocole ou de forme ». Eric Mamer a affirmé que les rangs protocolaires de la Présidente de la Commission et du Président du Conseil européen étaient à égalité et a précisé que « la présidente s’attend à ce que l’institution qu’elle représente soit traitée selon le protocole requis et elle a donc demandé à son équipe de prendre tous les contacts appropriés afin de s’assurer qu’un tel incident ne se reproduise pas à l’avenir ». Contrairement à Josep Borrell qui ne trouva pas la bonne riposte en Russie, Ursula von der Leyen détermina spontanément une conduite juste et adaptée.

Le Président du Conseil européen, entre inconscience politique et incompétence diplomatique

Quant à Charles Michel, dénué de la force de caractère la plus élémentaire, il est le grand perdant de ce moment fatidique de la politique étrangère européenne et même le principal responsable de la déconvenue européenne. En ne prêtant pas attention à la position déconcertante de la Présidente de la Commission et en s’engouffrant dans son fauteuil, en homme de pouvoir dominant et satisfait, aux côtés du Président autocrate turc, dans un moment d’inconscience politique et d’incompétence diplomatique flagrant, il a contribué de manière décisive à l’accomplissement du piège d’Erdogan.

Il s’agit d’une faute politique et diplomatique majeure, d’une compromission symbolique, qui a frappé les internautes et que Charles Michel a tenté vainement d’atténuer, en publiant sur sa page Facebook des explications peu convaincantes [2]. Le Président du Conseil européen a affirmé avoir été sensible à la situation d’Ursula von der Leyen, ce qui ne transparaissait pas dans la vidéo, et a prétendu avoir fait le choix d’éviter un « incident public » en privilégiant la « substance de la discussion politique » sur des questions de forme. Pourtant, et tout observateur avisé ou expert des Relations Internationales en conviendra, il existe des moyens parfaitement ajustés d’agir dans ce contexte, avec suffisamment d’habileté afin d’atteindre un objectif protocolaire immédiat sans offusquer un hôte, tout en le déroutant dans ses plans. Charles Michel aurait tout à fait pu, en adoptant la bonne conduite, parvenir à un rééquilibrage protocolaire, sans susciter de réaction outrée de Recep Tayyip Erdogan.

La perspective d’une fusion des présidences du Conseil européen et de la Commission européenne

La place protocolaire de la Présidente de la Commission européenne, fait débat au sein des institutions européennes. Certains prétendent que le Président du Conseil européen aurait effectivement une préséance sur la Présidente de la Commission. Il existe cependant différentes photos, relayées sur les réseaux sociaux et dans les médias, qui présentent les précédents dirigeants européens Jean-Claude Juncker, Président de la Commission européenne et Donald Tusk, Président du Conseil européen, en entretien avec Recep Tayyip Erdogan, sur trois fauteuils. En outre, Ursula von der Leyen et Charles Michel ne sont liés par aucun rapport hiérarchique. La Commission étant le pouvoir exécutif de l’Union européenne. Nous pouvons observer que lorsque l’Union avait pris l’initiative diplomatique d’enrayer le conflit commercial avec les Etats-Unis, c’était Jean-Claude Juncker seul qui était allé à la rencontre de Donald Trump, le 25 juillet 2018. Les deux dirigeants étaient alors disposés de manière parfaitement équitable, que ce soit sur des fauteuils ou derrière des pupitres [3]. La rencontre avait d’ailleurs été constructive.

En 2020, dans un entretien pour la Fondation Robert Schuman, Jean-Claude Juncker apporta un témoignage éloquent [4] : « Lorsque je suis arrivé, j’ai expliqué à Trump : "Écoutez M. le Président, cher Donald, l’Europe c’est moi. En matière de commerce international, vos interlocuteurs, ce ne sont pas les 28 gouvernements, c’est la seule Commission". Ce qui d’ailleurs a eu pour effet qu’il me présente en ces termes à son épouse : "Voilà, lui il est le chef de 28 Etats membres, moi je suis seulement responsable de cette petite Amérique" ! » Le 13 septembre 2017, dans son discours sur l’état de l’Union [5], Jean-Claude Juncker avait d’ailleurs affirmé que « L’efficacité européenne gagnerait en force si nous pouvions fusionner les présidences du Conseil européen et de la Commission européenne. […] Le paysage européen serait tout simplement plus lisible et plus compréhensible si le navire européen était piloté par un seul capitaine. Le fait d’avoir un seul président refléterait mieux la véritable nature de notre Union européenne, à la fois comme Union des États et comme Union des citoyens. » Le nouveau désastre diplomatique de l’Union en Turquie, rend ce discours prémonitoire et ce sujet particulièrement actuel.

Une politique étrangère innovante, à la recherche de sa juste incarnation

La Russie et la Turquie sont deux Etats autoritaires, deux puissances moyennes en quête de prestige international, redoutables et prédatrices. Elles remettent en cause un ordre international qu’elles jugent défavorable à leurs intérêts, de manière à le déstabiliser voire à le détruire, afin d’assurer leurs ascensions dans une organisation du monde structurée autour de la puissance étatique. L’Union européenne est l’adversaire désigné, une organisation intergouvernementale pionnière, qui modifie considérablement la dimension de la puissance, qui expérimente de nouvelles institutions et des processus démocratiques originaux.

Le hard power traditionnel est mis au défi, par un modèle inédit de puissance qui tente de se définir. La Chine, grande puissance prédatrice, la Russie et la Turquie ont lancé une véritable guerre diplomatique contre le soft power européen. L’incapacité de l’Union à concevoir et opérer une communication de politique étrangère dynamique, sophistiquée et efficiente, pèse dans la déroute actuelle. La politique étrangère européenne, jeune et innovante, ne parvient pas à être réellement incarnée, car ses représentants actuels restent prisonniers de trop d’archaïsmes qui font dérailler la machine diplomatique européenne, ce qui alimente le paradoxe d’une grande puissance incapable de créer des rapports de force favorables avec des puissances moyennes, de bien moindre envergure.

Mots-clés
Notes

[1Online press briefing of 07/04/2021 : https://youtu.be/wyKLPKpTe-g

[2Quelques images ont provoqué des réactions et interprétations parfois rudes : https://fr-fr.facebook.com/CharlesMichel/posts/4061257440597290?__tn__=K-R

[3Juncker et Trump désamorcent le conflit commercial : https://youtu.be/gCW6QWyWFPA

[4Entretien exclusif avec Jean-Claude Juncker : « L’Europe est une puissance mondiale qui s’ignore » : https://www.robert-schuman.eu/fr/entretiens-d-europe/0100-entretien-exclusif-avec-jean-claude-juncker-l-europe-est-une-puissance-mondiale-qui-s-ignore

[5PRÉSIDENT JEAN-CLAUDE JUNCKER - Discours sur l’état de l’Union 2017 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/SPEECH_17_3165

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