Il a fallu sept ans de négociations. Depuis l’ouverture des négociations sur un accord global d’investissement en 2013, l’objectif premier de l’UE a été de résoudre les profondes asymétries et déséquilibres des relations sino-européennes en matière de commerce et d’investissement. À titre d’exemple, le groupe chinois de télécommunications Huawei possède une part de marché de plus de 40 % en Europe, alors que ses concurrents européens Ericsson et Nokia combinés détiennent péniblement 11 % en Chine. En ce sens, les réunions de haut niveau ont offert aux Européens l’occasion d’affirmer et de défendre leurs intérêts devant les représentants chinois.
Le tournant dans les négociations est survenu alors que la Chine avait finalement convenu de ratifier les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la lutte contre le travail forcé. L’engagement de Pékin a été un point important pour de nombreux États membres, dont la France, suite aux révélations faites sur le travail forcé dans la province du Xinjiang, à l’extrême ouest de la Chine. Selon un rapport de la fondation américaine Victims of Communism, la cueillette du coton emploie au moins 500 000 travailleurs forcés.
Mais pour certains experts géopolitiques, cette inflexion peut paraître surprenante, étant donné qu’il y a presque deux ans, l’UE a publié un document d’analyse stratégique qui qualifiait la Chine de rival économique et stratégique. La crise inattendue du Covid-19 qui a brutalement frappé l’UE, était censée accélérer cette dynamique. Au plus fort de la première vague de Covid-19 en Europe, la Chine avait notamment adopté une position agressive discréditant les États membres, en pointant et en exagérant leurs difficultés à combattre l’épidémie et à résoudre la crise sanitaire. Cette nouvelle politique étrangère, qualifiée de « diplomatie des loups combattants » (nom tiré d’une série à succès basée sur une version chinoise de Rambo), a été très mal reçue par les capitales européennes et a suscité la nécessité d’une plus grande autonomie stratégique visà-vis de Pékin.
Rival systémique
Ces dernières années, la Chine est devenue un concurrent de plus en plus important dans le voisinage de l’UE. Sur le flanc sud de l’Europe, l’Afrique est devenue un véritable laboratoire pour les ambitions internationales du gouvernement chinois. Cette offensive est menée par des entreprises publiques et privées ainsi que par des décideurs politiques et des diplomates chinois. Alors que l’Europe maintient une présence économique, diplomatique et militaire importante sur le continent africain, la Chine rattrape rapidement son retard en multipliant chaque année ses investissements dans les matières premières, mais aussi dans les secteurs industriels, dans la construction et dans l’agriculture des pays africains. La Chine a également créé des zones économiques spéciales dans six États africains, qui profitent principalement aux entreprises chinoises. L’implication croissante de Pékin est également diplomatique, notamment à travers le Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) et la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB), qui visent à renforcer la coopération économique entre la Chine et les pays africains.
L’implication politique et économique croissante de la Chine dans les pays des Balkans fait également craindre au sein de la Communauté européenne une lutte géopolitique dans la région. En effet, Pékin avance discrètement ses pions dans le cadre de son projet dit « des nouvelles routes de la soie ». Cinq pays des Balkans occidentaux - l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie - font partie du Format 17+1, un sommet important pour la Chine afin d’établir ce projet en Europe centrale et orientale.
De ce fait, la construction d’infrastructures est considérée par Pékin comme une étape décisive pour la mise en œuvre de ce projet économique dans les Balkans. Pour mener à bien ce grand dessein, la Chine tisse sa toile en accordant des prêts financiers aux pays de la région. Le petit pays du Monténégro est un cas particulier, qui a vu sa dette publique éclater pour atteindre 70 % de son produit intérieur brut (PIB), après que le pays ait contracté un prêt de plus de 800 millions d’euros auprès d’une banque chinoise pour construire une nouvelle autoroute dans ses territoires montagneux. Le Monténégro ainsi que la Macédoine du Nord, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine et la Serbie sont en passe d’adhérer à l’UE et voient leur dette externe à la Chine s’envoler, mettant ainsi en péril l’objectif de Bruxelles d’améliorer la stabilité financière de ces pays.
Partenaire stratégique
Rivalité systémique ne signifie pas rivalité systématique de fait. Au cours des dernières décennies, la Chine, en raison de son développement économique, est devenue un marché important pour les entreprises européennes qui souhaitent augmenter leur part de marché sur le continent asiatique. Parmi les pays européens, l’Allemagne est de loin le plus important partenaire commercial de la République populaire en Europe. En 2019, le volume des échanges commerciaux entre les deux pays s’élevait à 206 milliards d’euros : 96 milliards d’euros ont été exportés par des entreprises allemandes vers la Chine, qui a elle-même écoulé pour 110 milliards d’euros de marchandises en Allemagne. Le marché chinois est particulièrement important pour la firme Volkswagen, qui réalise un chiffre d’affaires annuel de 4,5 milliards d’euros et emploie 1110 000 personnes en Chine.
Pékin est également un partenaire important pour relever les grands défis mondiaux. L’exemple le plus probant est la lutte contre le changement climatique. Les chiffres des émissions de gaz à effet de serre entre l’UE et la Chine sont incomparables : les pays européens sont responsables de 9 % des émissions mondiales, tandis que la Chine en représente 28 %. Il est donc naturel que l’UE et ses États membres s’engagent à travailler avec les autorités chinoises pour mettre en place des engagements durables en matière de climat. À cet égard, l’accord mondial sur l’investissement est un coup important pour Bruxelles, étant donné que la Commission européenne est parvenue à engager l’administration chinoise à prendre des mesures fermes en matière de développement durable, notamment en ce qui concerne la mise en œuvre de l’accord de Paris sur la limitation du réchauffement climatique.
L’UE en sort plus renforcée ?
Le traité d’investissement rééquilibre de fait les relations commerciales entre Bruxelles et Pékin. L’UE peut se targuer d’avoir obtenu d’importantes concessions quant à l’engagement des autorités chinoises à éliminer les transferts de technologie forcés et à l’ouverture de son marché d’acquisition aux entreprises européennes. Il convient également de noter que Pékin s’est engagé à ouvrir aux Européens le secteur des services cloud, les services financiers, les services de santé privés, les services environnementaux, ainsi que le transport maritime et aérien international. Il engage également la République populaire à respecter les normes internationales, démontrant ainsi que l’UE est capable de défendre ses principes et ses valeurs sur la scène internationale.
Cela dit, le récent élan positif des relations sino-européennes ne signifie pas que la Chine cessera d’être perçue comme un rival géopolitique. Son ambition est de devenir la première puissance mondiale d’ici 2050. À cet égard, la pandémie de Covid-19 a surtout donné à Pékin l’occasion de renforcer son influence sur la scène internationale grâce à sa diplomatie sanitaire avec les pays les plus touchés par l’épidémie. À l’occasion du déploiement des vaccins contre la Covid-19 en Europe, la République populaire entend renforcer son influence, notamment en Afrique, en promettant des accords préférentiels pour ses vaccins aux pays africains. Face à cette dynamique, l’UE doit s’impliquer davantage en offrant une meilleure proposition de valeur aux pays africains, surtout si elle souhaite maintenir une position d’influence importante sur le continent.
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