Les langues étrangères et « the B word »

« Mon pays est en crise d’identité. Moi aussi », un blog par Madelaine Pitt - Episode 3

, par Madelaine Pitt

Les langues étrangères et « the B word »
Photo : Tous droits réservés.

Je ne sais pas combien de fois j’ai failli me faire écraser en traversant la rue au cours du mois passé, ni combien de fois j’ai marqué des temps d’arrêt en m’approchant d’un rond-point. Plus dangereux, la fréquence inquiétante à laquelle je me suis mise automatiquement sur le côté droit en naviguant dans ma nouvelle ville à vélo. Heureusement que je n’ai pas de voiture.

D’autres facteurs plus frivoles nécessiteront aussi un petit temps de ré-adaptation, souvent des choses simples que j’ai pourtant beaucoup appréciées pendant mes années dans l’Est de la France. Je ne passe plus devant le Parlement européen quand je vais à la piscine. Contrairement à la cathédrale de Strasbourg, symbole emblématique de la capitale alsacienne, visible depuis très loin même après la tombée de la nuit grâce à son éclairage spectaculaire et extravagant, celle de York est sombre le soir, ses belles façades de pierre blanche cachées dans l’ombre. Les cafés que tu peux commander dans les tearooms traditionnels sont trop grands et trop dilués pour mes goûts, et cinq ans de ma vie en échange d’un vrai croissant me paraîtrait une bonne affaire. Bref, la France me manque, et j’ai donc décidé d’adhérer à la French Society de l’Université de York et d’aller à leur soirée Cheese and Wine (gros cliché, mais qui pourrait dire non ?) dans l’espoir de rencontrer d’autres fans de l’Hexagone, voire (j’avoue l’espérer) des gens de là-bas, avec qui je pourrais (j’avoue l’espérer) râler un peu (enfin, si on parle des clichés, c’est plus authentique non ?).

Je commence à parler avec une autre Anglaise, une étudiante en littérature, qui me demande si je sais parler français. Elle est stupéfaite quand je réponds que oui, même quand j’explique mon parcours et lui dis, très honnêtement, que j’aurais aimé être bien plus forte après tant de temps en France. Mais c’est vrai que l’Angleterre est globalement un pays monolingue, ce qui s’explique en partie par l’importance de la langue anglaise dans le monde. Pourquoi s’embêter à apprendre du vocabulaire et des règles de grammaire, et à prononcer des sons qui sont quand même un peu compliqués, quand tout le monde parle notre langue, qui est celle du tourisme, du monde universitaire et du commerce à la clé ?

Les vastes possibilités de nous exprimer et de nous faire comprendre dans notre langue maternelle sont un privilège dont nous ne nous rendons pas forcément compte, ce qui mène à certains dangers. C’est une perspective qui met en valeur l’aspect purement fonctionnel de la communication et omet le reste.

L’étudiante en littérature continue : « J’aimerais trop savoir parler français, ils proposent des cours pour débutants en option ici mais j’ai trop peur d’avoir de mauvaises notes et que ça me casse la moyenne. » A mon tour d’être stupéfaite. Pour elle (et pour beaucoup d’autres), il ne s’agit pas d’un manque d’opportunités, puisque ces cours sont proposés à l’université en tant qu’option. Il ne s’agit pas d’un manque de moyens, puisqu’ils sont gratuits. Il ne s’agit même pas d’un manque d’intérêt. Plus significatif encore, l’idée selon laquelle ce n’est simplement pas possible est tellement enracinée dans la mentalité britannique qu’elle en est presque devenue une conviction.

Pour beaucoup de Britanniques, parler une autre langue est comme un tour de magie ; on est vaguement attiré par le résultat final sans pour autant comprendre comment on pourrait y arriver. Et beaucoup préfèrent ne jamais tenter afin de contourner le risque de l’échec. Ce n’est pas facile d’apprendre une autre langue. Il faut du temps, de la patience, du travail et, si tu as un peu l’oreille pour les langues, ça aide. Mais le manque de volonté d’essayer est aussi un manque de volonté de tendre la main vers une autre culture ; implicitement, nous acceptons de rester centrés sur la nôtre.

Comme l’a si bien dit le fameux réalisateur italien Federico Fellini : "Une langue différente est une vision différente de la vie." (A la recherche de la source de cette citation que j’adore, j’ai tapé « apprendre une langue » en anglais, et ensuite par curiosité en français – les résultats proposés sont peut-être parlants.)

*Learning a language is a waste of time = Apprendre une langue c’est une perte de temps

Aux paroles de Fellini, j’ai envie d’ajouter : Faire le choix de ne parler que la langue qui nous est transmise par nos parents, c’est rater toute une dimension de l’expérience humaine que constitue la découverte d’une autre partie de la richesse culturelle de notre planète.

« Apprendre une langue nous oblige à chercher des liens avec des gens qui parlent cette langue et donc (souvent), en dehors de nos frontières ; en même temps, la maîtrise d’une autre langue facilite et encourage ces liens »

Tout ça me donne encore plus envie de parler français. Un jeudi soir venteux mais doux, dans un pub au bord du centre-ville de York, je rejoins un groupe qui partage cette envie et se retrouve une fois par mois à ce but. J’ai passé une soirée sympa avec les quelques Français et la dizaine d’Anglais francophiles présents – même si quelqu’un, comme je pouvais m’y attendre, évoque le thème qui me fait toujours un pincement au cœur. « … mais peut-être que ça va changer avec the B word, » dit l’organisateur, terminant sa phrase en anglais. « The … word », avec la première lettre du mot dont il est question au milieu, est la manière dont on fait référence à un gros mot en anglais sans être obligé de le dire. Je n’ai jamais entendu quelqu’un faire référence au Brexit de cette façon, mais tout le monde autour de la table comprend (en l’occurrence, ça me fait un peu penser à Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom dans les livres d’Harry Potter). Il y a un petit moment de morosité silencieuse, puis quelqu’un change précipitamment le sujet, et, très soulagés, nous passons au thème suivant.

L’une des choses qui m’a fait le plus bizarre lors de ma première visite chez mes parents dans la foulée du référendum a été la notion que plus de la moitié de la population de la petite ville où j’ai grandi ont voté « Leave » (en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’UE). Encore sous le choc du résultat, j’avais l’impression de voir les gens qui se baladaient dans les rues familières avec une vision à rayons X. Ils avaient tous l’air parfaitement normaux, tranquilles, plutôt bien habillés, gentils, et pourtant moi je ne voyais que la vision du monde pour laquelle ils avaient voté. Je n’arrivais pas à comprendre comment plus de la moitié des passants, qui constituent certainement (vu la taille de la ville) les amis, les profs, les jardiniers, les comptables et les plombiers des familles des élèves avec qui je suis allée à l’école, peuvent avoir un point de vue si différent du mien. Les statistiques visant à étudier les revenus, l’âge et le niveau d’éducation des deux camps sont simultanément fascinantes et tristes, mais surtout dans une ville plutôt aisée comme la mienne, elles ne pourraient jamais saisir l’écart entre les mentalités. L’une représente une vision positive d’un Royaume-Uni ouvert sur le monde ; l’autre, une fermeture et une méfiance.

Deux ans et quelques mois plus tard, regardant autour de la table pendant ce petit blanc au pub, j’ai une certitude absolue que tous les Britanniques autour de cette table (à l’exception d’une étudiante de 19 ans, parce qu’elle était trop jeune) ont voté « Remain » (pour que le Royaume-Uni reste dans l’UE). Et ils ont tous appris au moins une langue étrangère. Je me rends compte qu’il doit y avoir une sorte de corrélation quelque part. Ces gens ont-ils appris le français parce qu’ils cherchaient cette « vision différente » du monde, ou au moins la compréhension d’une autre culture ? Ou, en apprenant le français, sont-ils devenus plus ouverts sur le monde ? Je me demande lequel influence davantage l’autre ; en tous cas, ces deux tendances me paraissent se compléter mutuellement. Apprendre une langue nous oblige à chercher des liens avec des gens qui parlent cette langue, et donc (souvent) en dehors de nos frontières ; en même temps, la maîtrise d’une autre langue facilite et encourage ces liens.

Je crois profondément que si plus de Britanniques avaient connu les plaisirs ainsi que les difficultés de l’apprentissage d’une autre langue européenne, nous ne serions pas dans cette situation aujourd’hui. Si nous étions prêts à galérer un peu avec des fiches de vocabulaire, nous apprendrions à nous mettre dans la peau de l’autre, nous comprendrions un peu mieux ce que ça fait de ne pas avoir ce privilège, nous aurions plus d’humilité lorsqu’un étranger prend le temps d’apprendre l’anglais. De manière cruciale, nous aurions eu bien plus d’occasions de tisser des liens amicaux avec nos concitoyens européens – lors d’échanges linguistiques, lors d’une mobilité Erasmus ou simplement en vacances – puisque quelques mots d’une langue étrangère nous permettraient de comprendre la vie quotidienne dans un autre pays de manière réelle et authentique.

Je ne prétends absolument pas avoir maîtrisé les langues que j’ai essayé d’apprendre (surtout pas mon espagnol catastrophique), mais je suis triste quand je me dis qu’il y aura sûrement encore moins d’intérêt pour les langues à l’avenir au Royaume-Uni - moins de visions différentes du monde, moins d’amitiés internationales… que ce sera plus logique de rester centré sur notre île.

Si plus de Britanniques parlaient une langue étrangère, nous nous sentirions plus proche du Continent malgré la mer qui nous sépare. Et nous aurions sûrement moins envie de lui tourner le dos.

A propos de Madelaine Pitt et de son blog : Citoyenne britannique (malgré elle) qui a vécu de nombreuses années en France, Madelaine Pitt retourne en Angleterre pour son Master en économie politique à l’Université de York. Elle découvre à quel point la décision de sortir de l’Union européenne a changé son pays d’origine et apprend beaucoup de choses sur l’identité britannique (qui est encore plus bizarre qu’elle ne le pensait) et sur elle-même aussi. A travers ce blog, elle relatera les évolutions du Brexit pendant cette année décisive, et nous permettra de vivre cet évènement de l’intérieur ainsi que son impact sur la vie quotidienne au Royaume-Uni. Elle prévoit déjà de quitter à nouveau ce pays après son Master.

Vos commentaires
  • Le 4 novembre 2018 à 15:40, par Giselle Cragg En réponse à : Les langues étrangères et « the B word »

    Maddie, Je comprends exactement ce que tu veux dire ici. Surtout sur tes émotions vis à vis les habitants de notre ville. Mais quand je vais au supermarché et je vois le grand nombre d’individus qui achètent le Daily Mail, ce n’est pas très surprenant. Merci d’avoir exprimé tes pensées sur l’importance d’apprendre une langue étrangère. Tu sais que je suis tout à fait d’accord avec toi ! Giselle

  • Le 7 novembre 2018 à 16:24, par Charlotte En réponse à : Les langues étrangères et « the B word »

    Merci pour ce nouvel article, encore une fois très intéressant !

  • Le 8 novembre 2018 à 15:15, par Clare En réponse à : Les langues étrangères et « the B word »

    Comme tu le sais déjà moi aussi je suis de ton avis. C’est bien pour cette raison que je me suis mise à étudier l’arabe. Heureusement qu’il y a des jeunes comme toi qui ne sont pas d’accord avec ce que notre gouvernement est en train de faire et qui osent le dire.

  • Le 13 décembre 2018 à 08:05, par hervé pressouyre En réponse à : Les langues étrangères et « the B word »

    Toujours aussi pertinent...

    Je ne sais plus qui a dit « parler plusieurs langues, c’est avoir plusieurs cerveaux »

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