Le bulgare est une langue dont il existe peu de locuteurs en France. Qu’est-ce qui vous a amenée à l’apprendre ? Avez-vous vous-même des origines bulgares ?
Je suis française d’origine, c’est le hasard qui m’a fait découvrir cette culture. Quand j’étais enfant, nous habitions avec mes parents dans le Val de Loire, près de Blois, une région connue pour ses châteaux. Un beau jour, alors que j’avais treize ans, mes parents sont rentrés à la maison accompagnés d’un couple bulgare qui faisait du stop. Ils sont restés chez nous quelques jours, et c’est lorsque j’ai entendu cette femme parler bulgare que j’ai eu le déclic. Je ne pourrais pas vraiment vous expliquer pourquoi, mais j’ai décidé que cette langue, qui n’était pas très répandue à l’époque, serait la mienne. J’ai commencé seule mon apprentissage, avec le désir très fort d’en savoir toujours plus.
Avez-vous seulement appris cette langue de façon autodidacte, ou avez-vous pris des cours par la suite ?
J’ai commencé en autodidacte puis un événement a joué un rôle de déclencheur. L’une de mes sœurs est morte lors d’un de mes séjours en Bulgarie, alors que j’avais dix-neuf ans. Je ne l’ai su qu’à mon retour. Ça a été un tel choc que la Bulgarie a été ma planche de salut : c’est à ce moment-là que j’ai voulu que mon apprentissage du bulgare ne soit pas juste un loisir.
Parallèlement à mes études en Lettres classiques (classes prépa puis Normale Sup) et en linguistique générale à Paris V, je me suis donc inscrite à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) où j’ai passé un DULCO en bulgare, puis un DEA et une thèse. Si j’avais été seulement autodidacte je n’aurais pas eu de poste à l’INALCO par la suite comme ça a été le cas.
Être traductrice a-t-il toujours été une vocation ? Qu’est-ce qui vous plaît dans le travail de traduction ?
C’est vraiment une passion : le travail de la langue d’un texte par sa musique, par son rythme et l’imaginaire qu’il suscite et que j’essaie de restituer en français. Plus qu’un plaisir, traduire est une nécessité intérieure. Le couple que j’avais rencontré, plus jeune, m’avait envoyé des livres en bulgare pour mon apprentissage, notamment un dictionnaire et un recueil de récits de Yordan Yovkov que je “traduisais” avec un cahier et un crayon alors que nous étions, avec mes parents, dans le Balkan, lieu où se passent ces récits. C’était une expérience extraordinaire ! Plus tard, c’est la pratique du grec et du latin durant mes études qui m’a initiée à la traduction. C’est quelque chose que j’ai nourri au fil des années mais je ne pensais pas en faire ma profession au départ. En 1985, alors que j’étais encore étudiante à lINALCO, agrégée de lettres classiques, une de mes professeurs m’a proposé de traduire du bulgare Луда трева L’herbe folle de Yordan Radichkov, un auteur réputé très complexe à traduire. J’ai ensuite traduit (cette fois-ci pour de bon !) sur les récits de Yordan Yovkov, Старопланински легенди Les légendes du Balkans. Dans le master dans lequel j’enseigne, on insiste sur l’importance d’avoir une sensibilité littéraire qui permet d’avoir une bonne analyse littéraire du texte en parallèle de la traduction. Traduire, ce n’est pas qu’une question de linguistique, c’est ce que j’essaie d’apprendre à mes étudiants.Par exemple, les temps utilisés sont intéressants pour ce qu’ils dévoilent de la complexité narrative : focalisation externe ou interne, lorsqu’on est dans la pensée d’un personnage. Les étudiants disent souvent vouloir être fidèle à l’intention de l’auteur : qu’est-ce que cela veut dire ? Comment connaître l’intention de l’auteur, alors que son ouvrage le dépasse aussi quelque part. Ce que je cherche à transmettre c’est, encore une fois, la musique d’une écriture et l’imaginaire dont elle est porteuse.
Vous traduisez essentiellement du bulgare au français ou vous traduisez aussi d’autres langues ?
J’ai à mon actif une cinquantaine de livres traduits du bulgare qui ont été publiés. Depuis maintenant 4 ans, je co-traduis du persan, avec un jeune auteur afghan captivant. Co-traduire, c’est travailler main dans la main. Quand j’ai des questions sur le texte que je traduis, je les lui pose et il me fait part de ses observations.
Avez-vous peur de perdre le sens d’un mot, d’une phrase, quand vous traduisez du bulgare au français ?
Traduire de la littérature, ce n’est pas une recherche d’équivalence. Il faut se dire, accepter sereinement que de toute façon, un texte original et une traduction ne sont pas le même texte. J’ai horreur de la notion de pertes et de gains, ce n’est pas du tout ce que je ressens quand je traduis. Quand vous lisez un article de presse par exemple, vous êtes en quête d’informations. Un texte littéraire est complètement différent : ce n’est pas un message, et donc des mots ou des phrases seulement, que je cherche à faire passer, mais un imaginaire qui passe par des sonorités, des images, etc.
Comment se passe une journée dans la peau d’une traductrice ? Est-ce un travail que vous effectuez en musique ?
Mes journées de traductrices sont plutôt des soirs. À l’université j’ai beaucoup de responsabilités, je suis la directrice scientifique des presses de l’Inalco, je dirige un master de traduction littéraire avec des étudiants de plusieurs langues. Mes journées sont déjà bien remplies, et je ne peux me consacrer à la traduction que le soir.
Pour tenter d’intéresser un éditeur, je débute toujours par une notice biographique et bibliographique sur l’auteur, une note de lecture sur le livre, puis je traduis à peu près une trentaine de pages d’extrait… En musique effectivement ! J’aime associer le texte que je traduis à une œuvre musicale que j’écoute en boucle tout au long de la traduction. C’est une habitude que j’ai prise quand j’étais à Budapest, et que je travaillais à l’Institut français de 8h à 19h. Je redevenais traductrice tôt le matin, puis tard le soir, quand mes enfants étaient couchés. Travailler en musique m’aidait à me mettre tout de suite dans deux écritures différentes, car à ce moment-là je traduisais deux auteurs à la fois. C’est une habitude que j’ai gardée. Aujourd’hui, quand je réécoute les sonates de Brahms, par exemple, je replonge tout de suite dans l’univers d’Un roman naturel, de Guéorgui Gospodinov, ouvrage que j’avais traduit en l’écoutant.
Si vous aviez un auteur à recommander ou même un livre que vous avez adoré traduire ?
J’en aime beaucoup, évidemment. Je vous recommande chaudement Балада за Георг Хениг Ballade pour Georg Henig, de Viktor Paskov, qui a rencontré un certain succès et a été beaucoup réédité. Il y a aussi Времеубежище Le pays du passé, de Guéorgui Gospodinov, ou encore le recueil de poésie que j’ai aimé traduire, Спомени за страха Souvenirs de la peur de Konstantin Pavlov, paru aux Presses de la Sorbonne Nouvelle, un auteur qui a longtemps été interdit de publication sous le communisme.
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