Méditerranée orientale : la Grèce et la Turquie parviendront-elles à résoudre leur différend maritime ?

, par Kareem Salem

Méditerranée orientale : la Grèce et la Turquie parviendront-elles à résoudre leur différend maritime ?
Le Premier ministre grec, Kyriákos Mitsotákis, lors du conseil européen du 29 octobre 2020 (source : site du Conseil européen)

Si l’année 2020 s’est avérée être une année tumultueuse pour les relations gréco-turques, le président Recep Tayyip Erdoğan, isolé sur la scène internationale, tente depuis janvier de résoudre ses différends maritimes avec la Grèce en Méditerranée orientale. Le président turc est-il vraiment prêt à parler de paix ?

La découverte, ces dernières années, de gisements de gaz en Méditerranée orientale a intensifié les tensions dans une région déjà explosive. Ces derniers mois, les tensions ont été particulièrement vives entre la Turquie et la Grèce au sujet du déploiement par Ankara du navire de recherche sismique Oruç Reis pour sonder les fonds marins dans les eaux territoriales grecques. Les deux pays, aux relations peu amicales depuis le détachement de la Grèce de l’Empire ottoman il y a exactement deux siècles, avaient même déployé en août dernier des manœuvres militaires, qui ont presque amené les deux pays de l’Alliance atlantique au bord de la confrontation militaire.

Faute de ressources naturelles, la Turquie a pris des mesures fermes ces dernières années pour affirmer sa revendication sur les vastes ressources énergétiques de la région. Pour y parvenir, les gardes maritimes turcs bloquent régulièrement les navires d’exploration grecs, tandis que le président Erdogan a signé un accord de délimitation maritime avec le gouvernement de Tripoli de Fayez El-Sarraj qui donne à la Turquie l’accès aux zones économiques revendiquées par Athènes. Cette position agressive a suscité la colère de l’Union européenne, qui mise beaucoup sur les gisements gaziers de la région pour briser l’emprise de la société russe Gazprom sur le marché énergétique européen.

Cependant, l’arrivée de la nouvelle administration Biden pourrait amener le président Erdoğan à changer de position. Le président turc est bien conscient qu’avec le départ de Donald Trump, l’actuel président américain sera moins conciliant avec les actions belliqueuses de la Turquie sur la scène internationale. C’est dans cette perspective que la Turquie a repris le 25 janvier dernier les pourparlers avec la Grèce, la première réunion de ce genre en près de cinq ans, pour résoudre leur différend en Méditerranée orientale.

Premiers contacts

Les dernières tentatives de dialogue entre les deux rivaux historiques ont surtout révélé que les attentes des deux délégations divergeaient considérablement. En effet, les deux délégations n’ont même pas pu s’entendre quant aux sujets à aborder : la délégation grecque a surtout axé les discussions sur la délimitation du plateau continental et de ses îles en mer Égée ; leurs homologues turcs ont souhaité élargir les pourparlers à la définition des zones économiques exclusives et de l’espace aérien des deux pays.

La dispute sur la délimitation du plateau continental est sans aucun doute l’un des sujets les plus virulents qui compromet tout progrès. Athènes a toujours fait valoir ses droits maritimes en vertu des conventions internationales sur le droit de la mer qu’elle a ratifiées : le droit de la mer de Genève en 1958 et de Montego Bay en 1982. Selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, un État côtier peut étendre ses eaux territoriales jusqu’à 12 milles nautiques de sa ligne de base. Cependant, la Turquie a longtemps refusé de reconnaître ce principe, estimant qu’il donnait à la Grèce une souveraineté totale sur la mer Égée.

Cette question juridique est à l’origine de plusieurs crises diplomatiques et militaires intenses entre les États riverains au cours du siècle précédent. Parmi celles-ci, la crise de janvier 1996 manquait de peu de dégénérer en conflit armé à cause de la contestation par la Turquie de l’autorité grecque sur l’îlot inhabité d’Imia, situé entre la péninsule turque de Bodrum et l’île grecque de Kalymnos. Au cours de cette crise, Athènes et Ankara avaient même déployé leurs forces armées sur les îles voisines.

Il n’est ainsi pas surprenant que le président Erdoğan continue de vouloir affirmer sa légitimité dans cette région riche en gaz naturel. Néanmoins, en maintenant une logique révisionniste, Ankara continue de contester la configuration actuelle de la mer Égée fixée par le Traité de Lausanne de 1923 et le Traité de Paris de 1947, qui donnent à la Grèce la possession des eaux de la mer Égée. À l’heure où le gouvernement d’Erdoğan entend reprendre la voie de l’apaisement avec ses voisins européens, il est difficile de comprendre pourquoi Ankara continue de maintenir une position inconciliable. En effet, le chef de la diplomatie turque, trois jours avant les pourparlers, avait discrètement donné le ton en dénonçant les propos de son homologue grec sur les droits légitimes d’Athènes en mer Égée. Cette position semble avoir réduit tout le dynamisme des premiers échanges puisque rien de tangible n’en est ressorti, laissant le différend entre les deux pays perdurer.

Quelles chances pour la suite ?

Une deuxième rencontre entre les deux rivaux historiques est prévue ce mois-ci. Une détente entre Athènes et Ankara ne peut avoir lieu que si le président Erdoğan fait des gestes crédibles aux autorités grecques. Cependant, depuis que le président turc a pris la présidence en 2014, la Turquie a abandonné la doctrine isolationniste du « zéro problème avec les voisins » promulguée par le père fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal, au profit d’une politique étrangère moins alignée avec les intérêts occidentaux. Depuis lors, des manœuvres militaires ont été menées en Syrie, en Libye et plus récemment au Nagorno-Karabakh. Cette stratégie vise à rendre à la Turquie sa sphère d’influence qu’elle occupait au temps du sultan ottoman Mehmet II. Cette politique expansionniste va de pair avec les ambitions politiques internes du président turc, qui cherche un écho favorable auprès des électeurs turcs ultra-nationalistes sur lesquels il compte pour remporter les prochaines élections en 2023.

Mais en voulant supprimer l’héritage d’Atatürk, le président Erdoğan n’a fait qu’isoler la Turquie sur la scène internationale. En cherchant à s’imposer, l’homme fort de la Turquie s’est mis à dos plusieurs de ses alliés occidentaux. Les attaques virulentes et fréquentes du président turc contre son homologue français, Emmanuel Macron, ont empoisonné les relations entre Paris et Ankara et ont suscité la colère et la condamnation de l’UE. De plus, les mesures de rétorsion américaines infligées à la Turquie pour l’achat du système anti-missile S-400 russe ont fragilisé la place de la Turquie au sein de l’OTAN.

C’est dans ce contexte que la Grèce ne souhaite pas baisser la garde face à la Turquie. Le gouvernement grec ne conclura pas un traité qui mettrait en péril ses intérêts stratégiques. Depuis le tournant belliqueux du président Erdoğan, la Grèce a progressivement pris une position géostratégique plus importante en Méditerranée orientale. Les Européens et les Américains, notamment, ont tissé des liens plus étroits avec la Grèce. Récemment, la France et la Grèce ont été unies par un nouveau partenariat stratégique de sécurité qui a intensifié les activités militaires communes en Méditerranée orientale. Le gouvernement grec a également conclu récemment des négociations pour l’achat de 18 avions de combat Rafale en cinq mois. Quant aux Américains, la Grèce a ratifié un accord de défense qui a renforcé la présence militaire américaine sur le territoire grec.

Ainsi, la position géostratégique renforcée de la Grèce sur la scène internationale lui donne un levier dans les discussions avec la Turquie. C’est pour cette raison que la délégation grecque préfère jouer la carte de la prudence, préférant attendre que leurs homologues turcs proposent des concessions concrètes. Avec l’obstination persistante d’Ankara sur la question de la mer Égée, il est donc peu probable qu’une paix durable soit conclue dans la région à court et moyen terme.

Vos commentaires
Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom