Passé relativement inaperçu dans les médias, l’UE et l’Inde ont annoncé avoir repris des négociations en vue d’un accord commercial à l’occasion du sommet européen du 8 mai 2021 à Porto, au Portugal. Si l’attraction médiatique du sommet a été le lancement en grandes pompes de la conférence sur l’avenir de l’Europe, un éventuel rapprochement d’envergure entre les « deux plus grandes démocraties du monde » pourrait avoir un impact tout aussi important, voire davantage que le grand exercice de démocratie participative à l’échelle européenne.
Reprise des négociations commerciales après huit ans de gel
Bien que le Premier ministre indien Narendra Modi ait été contraint de renoncer à se rendre à Porto, en raison de la pandémie de Covid-19 flambante dans son pays, il était bien présent en visio-conférence pour entériner l’adoption d’une déclaration commune et annoncer la reprise des négociations commerciales suspendues depuis 2013.
La reprise des négociations est censée aboutir à un triple accord sur le commerce (en favorisant le libre-échange), les investissements (en facilitant l’entrée des capitaux sur les deux territoires) et sur les indications géographiques protégées (en certifiant l’origine des produits indiens et européens). Par ailleurs, les droits de l’Homme feront également partis des négociations comme condition sine qua non d’un accord pour l’UE. Les droits humains en Inde seront au centre des préoccupations pour les négociateurs européens : droits des minorités, droits des femmes et utilisation de la torture.
L’objectif est de surmonter les obstacles qui avaient entraîné le gel des négociations huit ans plus tôt. À cette époque, les négociations avaient bloqué au niveau du secteur automobile, de ceux de l’alcool et de la banque dans un « sous-continent » très protectionniste. Cependant aujourd’hui, toute une batterie de facteurs inédits poussent les deux entités à se rapprocher.
Un accord commercial pourrait être un premier élément de la relance économique tant attendue face au Covid-19, notamment pour l’Inde qui connaît actuellement une recrudescence de l’épidémie sur son territoire. De son côté, l’Union Européenne a tout intérêt à augmenter ses échanges avec le deuxième pays le plus peuplé au monde qui ne représente « que » le dixième partenaire de l’Union Européenne - soit 1,8% de son commerce total (chiffre de la Commission Européenne et son rapport « EU Top Trading Partners » du 12 avril 2021). L’Union Européenne et l’Inde sont aussi considérés comme étant les « pharmacies du monde ». Dans le contexte de pandémie de Covid-19, un rapprochement entre deux grands producteurs de vaccins et de médicaments pourrait faciliter une réponse mondiale à la crise sanitaire.
Un accord géostratégique dans un monde post-Brexit où la Chine est à même de disputer le leadership mondial
Plus globalement, un rapprochement entre les deux entités pourrait s’avérer géostratégique et extrêmement important vis-à-vis de deux pays : le Royaume-Uni et la Chine. Jusqu’à la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne, l’ancien « Joyau de la Couronne britannique » misait sur ses liens extrêmement étroits avec le Royaume-Uni pour accéder aux marchés européens. Désormais débarqué du navire européen, l’Inde devra se rapprocher des États membres pour maintenir, voire accentuer ses échanges avec les Européens. Mais surtout, c’est vis-à-vis de la Chine qu’un éventuel accord commercial pourrait avoir le plus de répercussions Jusqu’à présent, les relations entre l’Europe et l’Asie se résument essentiellement et de façon globale à un axe UE-Chine puisque la Chine représente 16,1% des échanges commerciaux avec les vingt-sept (chiffre avril 2021). Ce chiffre grimpe à 22,4% lorsqu’il s’agit des importations. À titre de comparaison, le second pays asiatique qui entretient le plus d’échanges commerciaux avec l’UE est le Japon avec « seulement » 3% des échanges commerciaux totaux (7e partenaire économique de l’UE). La Chine se place donc plus ou moins en situation de force face aux Européens, largement dépendants des importations chinoises (la situation inverse est toutefois également vraie, l’UE est le premier fournisseur de la Chine avec 14% des parts de marché selon des chiffres de 2017 fournis par les douanes chinoises). Avec des relations en demi-teinte, la stratégie agressive des routes de la soie, l’Union Européenne souhaiterait limiter sa dépendance vis-à-vis de la Chine et diversifier ses fournisseurs de biens et services.
Et quoi de mieux en ce sens que de se rapprocher de « l’ennemi de son l’ennemi » : l’Inde. L’expression est quelque peu grossie, puisque la Chine est un partenaire stratégique de l’Inde comme de l’UE. D’autre part, l’Inde et la Chine, en qualité de pays émergents, ont partagé nombre d’intérêts et positions similaires. Néanmoins, la méfiance reste de mise entre les deux voisins asiatiques. Parmi les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), c’est bien l’empire du Milieu qui a su tirer au mieux son épingle du jeu en devenant une puissance à même de disputer le leadership mondial. L’Inde se sent menacée par la Chine d’une part parce qu’elle ne semble pas faire réellement partie du « rêve asiatique » du président chinois Xi Jinping : une Asie, voire un monde sino-centré où l’Inde ne serait peut être qu’une “périphérie” d’une “Asie chinoise”. D’autre part, les deux pays gardent certaines velléités concernant la frontière sino-indienne dans l’Himalaya, depuis la guerre sino-indienne de 1962. Depuis cette année-là, quelques escarmouches se sont produites, la dernière en date en mai 2020, ce qui laisse toujours planer l’éventualité d’une escalade de tension.
La route des négociations est encore longue et semée d’embûches
Ainsi, les points de convergence n’ont peut-être jamais été aussi nombreux entre l’Inde et l’UE. Les deux acteurs recherchent des « partenaires visibles et forts autres que la Chine » . Du côté de l’Inde, la Chine est un de ses partenaires stratégiques, mais pas autant que le Japon ou l’Occident. Cela lui laisse une marge de manœuvre relativement importante et un risque de s’exposer à des mesures coercitives chinoises plus faibles. Pour l’UE, il s’agit de développer et diversifier ses relations en Asie et avoir une compréhension plus approfondie des nouvelles dynamiques dans un espace asiatique où l’Inde joue un rôle crucial. L’axe sino-pacifique pourrait alors être concurrencé par un axe indo-pacifique.
Cependant, derrière l’optimisme engendré par les espoirs d’un accord ambitieux, la route des négociations est encore longue et semée d’embûches. Premièrement, il ne faudra pas négliger l’influence de la Chine qui pourrait voir d’un mauvais œil un tel accord. Pékin fera office « d’éléphant dans la salle » lors des négociations, d’autant plus que la reprise des négociations avec New Delhi coïncide avec l’arrêt de celles avec Pékin, compte tenu des atteintes aux droits de l’homme en Chine. La question des respects des droits de l’homme sera également un obstacle à surmonter dans les négociations. En effet, le Parlement européen place le respect des droits de l’homme comme une condition quasiment incontournable de son approbation à un accord international. Ensuite, l’Inde demeure souvent liée à une économie extrêmement protectionniste, notamment sous le gouvernement de Narendra Modi qui a fait du protectionnisme, son argument électoral avec entre autres l’objectif d’empêcher que les produits chinois inondent le marché indien (mais pas seulement chinois, le but étant de jouer au maximum la carte du “made in India”). Les discussions risquent donc d’être âpres et longues. Toutefois à terme, elles pourraient progresser par le biais d’une « politique des petits pas », secteur par secteur.
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