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« Nous ne devons pas confondre les valeurs et les instruments »

, par Christian Gibbons, traduit par Julia Erb-dettori

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« Nous ne devons pas confondre les valeurs et les instruments »
Trencsényi a commencé sa carrière en tant qu’étudiant en master à l’Université d’Europe Centrale.

La décision en 2019 de l’Université d’Europe Centrale (CEU) de relocaliser la plupart de ses programmes d’études depuis Budapest vers Vienne montre à quel point le gouvernement dirigé par le Fidesz utilise la loi pour s’attaquer à des institutions d’enseignement qui ne respecteraient pas sa ligne illibérale. Christian Gibbons, rédacteur pour The New Federalist, est allé à la rencontre de Balázs Trencsényi, professeur d’histoire à la CEU, pour tenter de mieux comprendre cette situation des plus inquiétantes pour la liberté d’enseigner. Un article de notre série Democracy under pressure

En 2019, l’Université d’Europe Centrale (CEU), un établissement d’enseignement supérieur renommé à Budapest, en Hongrie, a finalement été contrainte de relocaliser la plupart de ses programmes d’études à Vienne, en Autriche. Cette décision est le résultat d’une longue bataille juridique contre le gouvernement de droite en Hongrie. Cette bataille a commencé en 2017, lorsque le parti au pouvoir, le Fidesz, a adopté une loi imposant à l’université une nouvelle exigence difficilement atteignable afin de pouvoir continuer à fonctionner dans le pays. Bien que l’université ait réussi à satisfaire à cette nouvelle exigence, le gouvernement a refusé de le reconnaître. Le premier ministre, Viktor Orbán, bien connu pour ses politiques et ses rhétoriques « illibérales » et nationalistes, a été accusé d’avoir conçu cette loi dans le but précis de s’en prendre à la CEU et de la chasser du pays. Une telle utilisation autocratique de la loi et d’autres instruments politiques afin de supprimer la liberté académique en Hongrie soulève des questions non négligeables pour les institutions et les hommes et femmes politiques européens, en particulier au niveau de l’UE.

Pour mieux comprendre les prémisses et les conséquences du départ forcé de l’université, Christian Gibbons s’est entretenu avec Balázs Trencsényi, professeur au département d’histoire de la CEU et co-directeur de The Pasts, Inc., Centre d’études historiques.

Mr Trencsényi a commencé sa carrière en tant qu’historien à la CEU, d’abord comme étudiant en master dans le programme d’études nationalistes, puis en tant que doctorant en histoire comparée. Depuis cette époque, il a publié, co-écrit et coédité un certain nombre de livres et d’articles sur l’histoire de la pensée politique moderne en Europe centrale et orientale. Son dernier ouvrage s’intitule Brave New Hungary : Mapping the “System of National Cooperation”.

CHRISTIAN GIBBONS : Le nationalisme est un réel sujet d’actualité, mais vous étudiiez déjà ce thème lors de votre master à la CEU en 1997. En quoi le nationalisme était-il pertinent pour vous à l’époque ?

BALÁZS TRENCSÉNYI : Il y a une histoire que je raconte toujours. En 2003 ou en 2004, nous avions organisé une grande conférence à la CEU sur les historiographies européennes. Un collègue et moi-même y présentions un article sur la « renationalisation » des discours historiques en Europe de l’Est contemporaine. Beaucoup d’éminents chercheurs allemands et français ont participé à la conférence. À cette époque-là, ils étaient les meilleurs experts européens en historiographie comparative et transnationale. L’un d’entre eux est venu nous voir pendant la pause après notre présentation, et a déclaré avec colère que ce que nous faisions était complètement scandaleux, que parler de cette « renationalisation » était rétrograde, et que nous aurions plutôt dû préparer une présentation sur la façon dont nos pays contribuaient à l’unification européenne.

Nous avons donc tenté de lui expliquer que nous n’étions pas des nationalistes, que nous ne faisions que détecter une très forte tendance. Lui et ses collègues ne nous ont pas cru. Ils nous ont alors regardé fixement et dit que le nationalisme n’était plus un sujet de recherche indiqué. Dix ans plus tard, cependant, ce sont à peu près les mêmes personnes qui affirmaient que le nationalisme était redevenu pertinent. Et nous leur avons répondu : « Les gars, vous avez ignoré quelque chose qui était juste devant vous ! »

Cet événement, bien évidemment, nous a rendu vulnérable. Car au lieu d’avoir les moyens de contrer ce phénomène – grâce à une aide et un engagement international par exemple –, on a assisté à un retrait complet. Tout le monde croyait que l’intégration européenne allait tout résoudre, que lorsque les pays de l’Est entreraient dans l’Union européenne, il y aurait ce passage immédiat à des discours transnationaux. Après 2004, la plupart des fondations politiques et académiques occidentales ont réduit leur présence dans la région, espérant que tout allait simplement se mettre en place. Et c’est également, je pense, lié à l’histoire de la CEU.

CHRISTIAN GIBBONS : En parlant de la transition de la CEU, quelles ont été les difficultés qui l’ont accompagnée ? Il est évident qu’on ne peut pas simplement mettre l’université sur le Danube et la laisser flotter jusqu’à Vienne. Il y a tant de difficultés logistiques et matérielles... Cela a-t-il aussi affecté votre vie intellectuelle, ou celle de vos étudiants ?

BALÁZS TRENCSÉNYI : Je pense que cela dépends, jusqu’à un certain point, de ce que vous enseignez, à qui vous enseignez et ce à quoi vous vous attendiez en arrivant à la CEU. Je suis arrivée à la CEU en tant qu’étudiant déjà, parce que je pensais que c’était la seule institution en Europe de centrale et orientale qui pourrait faire une différence au niveau régional. Une différence dans le sens où c’est un endroit vers lequel on peut revenir et où on peut vouloir rester. Car, à ce moment-là, il était de plus en plus évident qu’il y avait une fuite des cerveaux.

Dans les années 1990, ce phénomène n’était pas encore très visible, il y avait en effet encore des explosions démographiques (bien que dans certains pays, comme la Bulgarie ou la Roumanie, les conséquences de cette fuite des cerveaux étaient déjà dramatiques). Mais aujourd’hui, une discussion presque permanente sur l’épuisement de la région existe, n’est-ce pas ? Et je ne parle pas seulement de l’épuisement intellectuel, mais aussi de l’épuisement numérique et démographique.

CHRISTIAN GIBBONS : Et c’est devenu à son tour politiquement important. Mais quel type d’impact pensez-vous que le départ de la CEU aura sur la vie locale et régionale ?

BALÁZS TRENCSÉNYI : Je pense que c’est une perte à plusieurs niveaux. Mes collègues et moi-même avons souvent discuté de l’imbrication des sphères locale et mondiale – nous devons toujours envisager la mondialisation et la dynamique mondiale en termes locaux. Et je pense que c’est précisément pour cette raison que nous ne pouvons pas séparer complètement le lieu de la mission. Avec la CEU, il ne s’agit pas seulement d’opportunisme politique ou d’un engagement en faveur d’une société ouverte et de la liberté académique en général. Il s’agit également d’une responsabilité très, très complexe quant à la façon dont le monde, et cette partie du monde en particulier, sera perçu dans une génération.

Ce n’est pas la même chose avec toutes les universités, mais ici, il y avait de très nombreux enjeux régionaux, et de très nombreuses dynamiques régionales. En Hongrie, en raison de l’émigration, de l’affaiblissement et parfois de la disparition totale des institutions et des structures, on manque aujourd’hui de citoyens capables de faire fonctionner ce pays sur le plan intellectuel, social, culturel et économique.

CHRISTIAN GIBBONS : Pensez-vous que ce qui s’est passé ici en Hongrie crée de nouveaux précédents significatifs ? Parce que même si c’est l’une des violations les plus flagrantes de la liberté intellectuelle et académique dans le monde en ce moment, ce n’est pas la seule. En Italie, par exemple d’autres incidents ont eu lieu, ainsi qu’en Pologne...

BALÁZS TRENCSÉNYI : Ou en Turquie !

CHRISTIAN GIBBONS : En Turquie aussi ! On pourrait aussi parler des États-Unis, d’ailleurs.

BALÁZS TRENCSÉNYI : Exactement.

CHRISTIAN GIBBONS : Mais je pense que le discours dominant en Europe a été de considérer ces événements comme le retour des anciens schémas de répression. Je pense également que dans le cas de la Hongrie, du moins de mon point de vue, ce n’est pas si facile à dire ; Il s’agit ici de la perte d’une université dans sa totalité, et pas simplement d’individus qui quittent leur poste ou de fonds qui ferment.

BALÁZS TRENCSÉNYI : Je pense que l’on parle essentiellement de deux choses dans notre cas. D’une part, je pense que le démantèlement de la démocratie libérale en Hongrie est une histoire intéressante en soi, précisément parce qu’en comparaison, on ne l’a pas sentie. Il s’agit essentiellement d’une destruction de l’État de droit avec le consensus relatif d’une majorité relative de la société. Et je pense que c’est extrêmement intéressant et dangereux, parce que la situation démontre que lorsque ce démantèlement se produit, les sociétés peuvent continuer à vivre comme si tout était tout à fait normal.

D’autre part, l’histoire de la CEU est un exemple frappant de ce qui se passe lorsque l’agression symbolique devient tangible. Quel est vraiment le vrai visage de ce régime ? Pendant longtemps, beaucoup se sont contentés de dire : « très bien, c’est virtuel, juste une agression verbale et des campagnes d’affichage, ça n’a pas d’importance ». Cependant, l’agressivité virtuelle est en fait très facilement, très aisément convertie en agressivité réelle. Bien sûr, elle est sélective et la plupart de la population ne se sent pas visée. Mais c’est exactement comme ça que ça fonctionne, n’est-ce pas ?

Il y a aussi d’autres questions ici, comme la façon dont un régime comme le nôtre traite les intellectuels. Et là encore, d’une certaine manière, il s’agit d’un problème local, car je pense que Viktor Orbán est probablement encore plus ouvertement anti-intellectuel que certains autres dirigeants autoritaires. Même Poutine a besoin de gars formés et occidentalisés. Toutefois, comme nous le savons tous les deux, il s’agit d’une tendance mondiale, présente dans différents endroits à des degrés différents.

CG : Il est intéressant que vous souleviez le fait qu’il s’agit d’une crise (de principes, ou de politique, ou encore de beaucoup d’autres choses) que les gens ne ressentent pas. Il y a, en effet, actuellement de nombreuses crises que les gens ressentent intensément. Nous parlons beaucoup de l’Europe elle-même qui traverse une crise identitaire, par exemple.

BT : C’est vrai.

CG : Selon moi, il est très intéressant d’en voir les différentes manifestations... Par exemple, il y a quelques semaines, un forum international, appelé la Conférence de Munich sur la sécurité, a été organisé. C’est la plus grande conférence internationale annuelle portant sur la sécurité au monde. Et curieusement, le thème de la conférence de cette année était le déclin de l’Occident, ce qui, à première vue, ne semble pas avoir de rapport avec la défense du tout.

Pourquoi semble-t-il y avoir un lien entre la défense et l’identité ? Comment cela va-t-il se passer ? Je veux dire que l’idée de « l’Occident » se manifeste de différentes manières : il existe une variante libérale qui est prépondérante, et une variante conservatrice également ou, je dirais, une variante néo-traditionaliste qui a pris beaucoup de poids ces dernières années. En outre, ces deux concepts semblent avoir accompli quelque chose que l’UE n’a jamais vraiment pu mener à bien : la création et le maintien d’une communauté transnationale de valeurs.

Toutefois, ces éléments sont en concurrence les uns avec les autres, et l’UE en est maintenant devenue l’un des champs de bataille. Viktor Orbán, par exemple, affirmerait probablement qu’il est le défenseur de l’Europe. Et que, à cet égard, l’Est est peut-être le nouvel Ouest. Que pensez-vous de cette tendance ?

BT : Ce que vous dites est tout à fait vrai. Historiquement, on a observé un faux sentiment de confiance dans le fait que l’internationalisme était une arme réservée aux « gentils ». Et je pense que nous le voyons maintenant très clairement. Bien sûr, en tant qu’historien, je peux revenir en arrière et citer des exemples de l’entre-deux-guerres : il existe des réseaux internationaux dévoués à la démolition de la démocratie libérale, par exemple. Il y a eu une « internationalisation fasciste » pendant l’entre-deux-guerres.

Cela devrait nous faire réfléchir de manière très critique, afin de ne pas confondre les valeurs et les instruments. Depuis les années 1970, le terme « société civile » est à la mode. Si un pays jouit d’une société civile, alors il perçu comme étant sur la bonne voie. Mais c’est faux. La société civile dite völkisch était aussi une sorte de société civile, sauf qu’elle agissait essentiellement pour affaiblir les structures libérales et démocratiques et introduire une homogénéisation ethnoculturelle.

Il est important de noter que si nous ne sommes pas en mesure de créer une sorte de sphère publique européenne, nous ne pourrons pas contrer ce maintien de l’État-nation comme axe ultime de la politique. Le niveau politique européen finit trop facilement par être cet « autre » contre lequel les dirigeants populistes locaux peuvent dire : « Nous essayons de défendre vos droits contre cette bureaucratie européenne ! »

Il y a eu beaucoup de foi aveugle placée dans le projet européen. Trop de décisions ont mis l’accent sur des considérations technocratiques, et non sur des considérations culturelles ou politiques. Et pendant longtemps, il y a eu un discours contre-productif de normalité versus anormalité, ce qui, je pense, a instauré une certaine arrogance parmi la population qui a négligé ses devoirs, qui sont en fait transnationaux. Les pays qui semblent encore avoir un certain niveau de stabilité, comme l’Allemagne, doivent réfléchir sérieusement à la manière de gérer le recul démocratique à l’est de l’UE. Il ne suffit pas de continuer à faire comme d’habitude.

Vous trouverez de plus amples informations sur M. Trencsényi et son travail ici

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