Ces dernières années, l’hostilité n’a fait que s’accroître entre d’un côté, la Russie, puissance affaiblie mais encore influente, et de l’autre les Etats-Unis et l’UE, traditionnellement opposés à l’expansion de l’hégémonie russe en Europe et au Proche-Orient. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que dans ces deux régions du monde, les facteurs de confrontation entre ces deux blocs se sont multipliés, et ont pris des dimensions très inquiétantes pour la stabilité mondiale. Cette confrontation a été considérablement alimentée par la guerre civile en Syrie, où Vladimir Poutine soutient militairement et politiquement le régime de Bachar-Al-Assad, à l’opposé des occidentaux qui ont marqué leur rejet de celui-ci, notamment en armant de nombreux mouvements rebelles, et en le frappant directement à deux reprises pour son recours supposé à des armes chimiques contre sa population. Il en est de même pour le conflit en Ukraine, où les occidentaux interprètent l’attitude de la Russie comme une invasion déguisée du pays. De fait, la Russie a annexé la Crimée en 2014, et soutient militairement à ce jour les séparatistes pro-russes de la région du Donbass. En réponse à cette situation, les occidentaux, qui soutiennent le gouvernement de Kiev et l’unité du pays, ont armé les forces militaires ukrainiennes, et ont pris une série de sanctions à l’égard de l’économie russe.
Il serait faux de penser que les européens ne partagent aucun intérêt essentiel avec les russes
Les divergences russes et occidentales sur ces dossiers géopolitiques sont significatives du terrible climat de défiance qui règne entre ces deux « blocs ». Et comme si cela ne suffisait pas, l’affaire de l’empoisonnement d’un ex espion russe à Londres, dont Moscou est fortement soupçonné d’en être à l’origine, a encore aggravé la situation en provoquant une importante crise diplomatique. En réaction, plusieurs État-membres de l’UE (Royaume-Uni et France notamment), ont décidé d’expulser un certain nombre de diplomates russes, initiative qui a ensuite été suivie par les États-Unis, et à laquelle Moscou a répliqué en expulsant à son tour des diplomates européens. Du fait d’une couverture extensive de ces points de désaccords dans les médias et la politique internationale, une vision d’un pays foncièrement hostile et dangereux pour l’Europe, avec qui nous ne pourrions avoir que des relations basées sur la rivalité, s’est construite. Or, dans notre contexte actuel, il est à la fois faux de penser que les européens ne partagent aucun intérêt essentiel avec les russes, et dangereux de les traiter comme une menace. Quand bien même ces divergences existent et sont fondées sur des raisons valables, nous nous devons aujourd’hui de reprendre le dialogue avec la Russie. Les raisons pour lesquelles il faudrait opérer cette réorientation diplomatique tiennent autant au poids qu’occupe la Russie dans la géopolitique eurasienne et moyen-orientale, qu’aux nombreux domaines où celle-ci et l’Union européenne ont tout intérêt à coopérer ensemble en bonne intelligence.
La situation en Europe de l’est et au Proche-Orient : un besoin impérieux de dialogue pour espérer une sortie des conflits
Il est aujourd’hui totalement illusoire de penser qu’il est possible de résoudre sur le long terme les conflits qui agitent l’Europe de l’est et le Proche-Orient sans le concours de la Russie. On a évoqué précédemment les cas de la Syrie et de l’Ukraine, mais c’est aussi vrai sur un autre dossier brûlant, celui du nucléaire iranien. En effet, la Russie a joué un rôle de premier plan dans le succès de la négociation qui a amené à la conclusion de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien en 2015. [1] Ce faisant, elle a contribué à désamorcer un risque de conflit aux conséquences potentiellement catastrophiques entre d’un côté, Israël et les États-Unis, et de l’autre, l’Iran. Il est d’autant plus pertinent de rappeler ce succès diplomatique qu’il est aujourd’hui gravement remis en question par le président Donald Trump. Considérant l’accord de Vienne comme « le pire accord jamais signé », le président Trump a en effet décidé de retirer les Etats-Unis du Traité, puis de rétablir les sanctions américaines contre la République Islamique d’Iran. Face à l’attitude du président américain, il faut souligner que l’UE et la Russie partagent une position commune sur le sujet en soutenant toutes les deux l’accord tel qu’il avait été conclu en 2015. Il s’agit là d’un point de convergence entre Bruxelles et Moscou sur un sujet international d’une importance extrême, sujet sur lequel ils peuvent, en unissant leurs forces, avoir une incidence positive pour éviter une nouvelle crise majeure au Proche-Orient.
La Russie est un interlocuteur incontournable sur ces questions géopolitiques, car elle a les moyens d’agir sur le terrain pour faire évoluer la situation. Or, pour l’inciter à la faire évoluer de façon positive, en matière humanitaire notamment, il n’y a pas d’autres choix pour Bruxelles que de chercher des compromis avec elle.
Les sanctions de « l’Occident » envers une puissance militaire historiquement susceptible : le risque de favoriser l’ultra-nationalisme russe
La Russie possède l’une des armées les plus développées du monde numériquement et technologiquement parlant, et dispose de l’arsenal nucléaire le plus important, devançant même les États-Unis avec plus 8000 têtes nucléaires selon l’ICAN (International Campaign to abolish nuclear weapons). A la lumière de cette réalité, il s’avère très dangereux de recréer un axe antagoniste est/ouest tel que celui qui existait du temps de la Guerre Froide. Par ailleurs, ce sont les populations russes en situation de précarité qui souffrent le plus de nos sanctions économiques. Celles-ci ont effectivement provoqué, en corrélation avec l’effondrement des cours du pétrole, une récession économique dans le pays, y entraînant une forte progression de la pauvreté, au point de toucher en 2017 près de 20 millions de russes (soit plus de 13 % de la population), alors qu’ils n’étaient que 16,1 millions en 2014. En faisant ainsi payer aux « pauvres » citoyens russes le prix de notre désaccord avec le gouvernement de Vladimir Poutine, nous risquons de les encourager à rallier les mouvements ultra-nationalistes. Or, ces derniers nourrissent bien souvent à la fois une nostalgie de l’époque de la « Grande Russie », et un sentiment de franche hostilité à l’égard de l’Union européenne. A titre d’exemple, on peut citer le Parti libéral-démocrate de Russie, troisième force politique à la Douma (la Chambre basse du Parlement bicaméral russe), qui souhaite clairement que leur nation reprenne le contrôle des régions qu’elle a perdu au cours de son histoire (Bélarus, Ukraine, Alaska, républiques d’Eurasie Centrale pour ne citer qu’elles). On peut donc raisonnablement craindre que, s’ils parvenaient au pouvoir, les risques de tensions et conflits s’accroîtraient considérablement. De plus, en optant pour une politique agressive à son égard, nous prenons aussi le risque de la voir se rapprocher d’États aujourd’hui hostiles à l’Union européenne, tel que c’est déjà le cas avec la Turquie d’Erdogan (malgré leurs importantes divergences sur le dossier syrien). Cette ambiance de guerre latente avec la Russie est d’autant plus regrettable que nous partageons un ennemi commun : le terrorisme d’obédience islamiste.
La Russie, une alliée d’envergure pour lutter contre la menace commune du terrorisme islamiste
Celui-ci constitue effectivement autant une menace sérieuse pour la sécurité des populations russes que pour celle des populations européennes, du fait qu’elles ont été et continuent d’être des cibles privilégiées de Daech, d’Al-Quaïda, et d’autres organisations terroristes. En ce sens, l’attentat qui a eu lieu le 2 avril 2017 dans le métro de Saint-Pétersbourg fait sinistrement écho à la vague d’attentats qui frappent l’Europe depuis quelques années. De même, il existe au sein de la société russe comme des sociétés européennes, cet amer phénomène de ralliement d’un certain nombre de nos citoyens à ces organisations obscurantistes. La Russie a ainsi pu voir un certain nombre de tchétchènes partir rejoindre Daech, tandis que l’Europe a également observé des mouvements de départ vers la Syrie, de la part d’individus pourtant nés et éduqués dans nos démocraties occidentales.
Ainsi, dans ce contexte de terrorisme islamiste qui, on le voit depuis 30 ans, possède cette capacité à se régénérer et à se propager sur tous les continents, et qui a pour volonté de nous anéantir par la violence et la terreur, il serait suicidaire pour l’Europe et la Russie de rester arcbouter sur leurs différends, et de ne pas adopter une ligne de défense commune. D’ailleurs, l’engagement russe à lutter contre le terrorisme islamiste au niveau international est indéniable, même s’il est très contestable dans les moyens qu’il utilise (on pense ici à la guerre effroyable de Tchétchénie du début des années 2000, et au soutien indéfectible russe au « boucher » syrien, Bachar-Al-Assad).
L’éloignement de la Russie du marché unique européen : un terrible manque à gagner pour l’Europe
Enfin, dans le domaine économique, la Russie représente une mine d’opportunités pour l’Europe. Il faut souligner ici qu’elle constitue une puissance réémergente, avec un potentiel de développement économique incroyable. Or, ce dernier pourrait se faire au bénéfice mutuel de l’Europe et la Russie. D’une part, c’est un pays qui a besoin des investissements européens pour l’exploitation de ses richesses naturelles et l’amélioration de ses infrastructures. D’autre part, il représente un marché d’environ 140 millions de consommateurs qui est, de surcroît, demandeur de produits européens, synonymes de bonne qualité, notamment les produits français comme le précise le rapport du Sénat français du 28 mars 2018. Dès lors, l’Europe se prive d’opportunités considérables en adoptant des sanctions économiques et diplomatiques, qui incite la Russie à s’éloigner du marché commun et à tisser des liens avec d’autres partenaires, comme la Chine.
L’existence de ces points de convergence dans des domaines aussi importants que la sécurité, l’économie, la gouvernance internationale, nous impose d’entretenir des relations saines, respectueuses et mutuellement bénéfiques avec la Russie. L’Europe n’a pas à se faire des ennemis supplémentaires dans un monde globalisé dont une partie nourrit parfois à son encontre, du fait de la colonisation passée, un esprit de revanche. C’est pourquoi ces points de convergence doivent nous encourager à dialoguer de façon volontaire, loyale et constructive, malgré nos différends. En ce sens, construire puis proposer des alternatives politiques communes à l’accord sur le nucléaire iranien, face au retrait des États-Unis de ce dernier, constituerait un signal fort.
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