Certains traits spécifiques de ce qui se construit en Europe depuis cinquante ans justifient cette ambition. Ces traits relèvent de l’éthique, du droit et de la politique.
Éthique d’abord
C’est une valeur éthique fondamentale, celle de la réconciliation, qui est à l’origine de l’Europe communautaire. L’accolade de Colombey et la poignée de main de Verdun ont fait plus que les traités pour la réconciliation des Allemands et des Français. Si dramatique qu’ait été notre incapacité à faire obstacle aux guerres qui ont accompagné l’éclatement de la Yougoslavie, les chances de pacification des Balkans de l’Ouest reposent sur la perspective d’adhésion à l’Union. L’apaisement du conflit entre la Russie et l’Ukraine n’ira pas sans une réconciliation à laquelle l’Union devra d’autant plus contribuer qu’elle n’a su le prévenir.
Les exemples de conflits historiques anciens ne manquent pas de par le monde. Aucune pacification durable ne sera possible au Moyen-Orient sans une réconciliation entre Chiites et Sunnites. De même l’avenir pacifique de l’Asie passe par un travail de mémoire auquel Japonais, Chinois et Coréens tardent à s’engager.
Europe, droit et institutions
Les innovations juridiques et institutionnelles élaborées pour parvenir au partage de la souveraineté en Europe sont un autre accomplissement dont on peut tirer des enseignements, y compris en analysant les résistances qu’il ne manque pas de susciter. Notre expérience a déjà inspiré certains groupes régionaux, l’ASEAN, le MERCOSUR et plus récemment l’Union africaine. Plus difficile, bien évidemment, serait une transposition à l’ONU. Comment cependant n’être pas frappé par la similitude des problèmes qui se posent à l’ONU et ceux qu’a résolus, certes encore imparfaitement, l’Union européenne.
Le premier de ces problèmes est la conciliation entre deux principes opposés, celui de l’égalité juridique des États et celui de la représentation équitable des citoyens. Aussi bien dans le Parlement qu’au Conseil, la représentation des États n’est pas strictement proportionnelle à leur population mais en tient néanmoins largement compte. Ainsi est assuré un équilibre entre pays plus ou moins peuplés. L’égale représentation des États à l’Assemblée générale de l’ONU, qu’ils comptent quelques milliers d’habitants ou plus d’un milliard, prive cette institution de légitimité démocratique (voir l’article de Tad Daley dans le N° 3 / 2015 de The Federalist Debate). Une voie de réforme parmi d’autres consisterait à répartir les États en différentes classes en fonction de leur population. Une assemblée issue des parlements nationaux est une autre proposition qui fait l’objet d’une campagne de soutien. Elle pourrait justifier un contrôle international de l’honnêteté des élections.
Le Conseil de Sécurité est lui-même de moins en moins représentatif. De très grands pays sont exclus de la liste des membres permanents. La représentation des continents par des États désignés à tour de rôle, sans considération de la nature de leur régime ou de leur capacité à exercer des responsabilités internationales n’est pas satisfaisante. Le refus de reconnaître un ou plusieurs candidats dans chaque continent a fait échouer toutes les tentatives de réforme. Une voie entièrement nouvelle, un moment proposé par l’Allemagne, consisterait à composer le Conseil de sécurité, d’une part d’États continents, d’autre part de groupes régionaux dont la constitution et le renforcement seraient ainsi encouragés. En même temps l’exercice du droit de veto serait encadré, soit par la limitation du nombre annuel de vetos, soit par l’exigence d’un veto émanant de deux titulaires. Bien entendu une telle réforme n’aurait de chances d’être prise en considération qu’à la condition de bénéficier d’un soutien de la société civile.
L’innovation la plus originale du système européen est sans doute le rôle confié à une instance émanant des États, mais indépendante, en charge de l’intérêt commun. La Commission européenne, non élue directement mais démocratiquement mandatée par des instances elles-mêmes élues, dispose du monopole de l’initiative dans les domaines de compétence communautaire. Son rôle d’arbitre, sous le contrôle politique du Parlement et juridique de la Cour de Justice, protège les « petits » États contre le risque toujours redouté d’une hégémonie, d’un directoire des plus grands.
L’efficacité de l’ONU serait considérablement renforcée si son Secrétariat général se voyait reconnaître expressément une mission de promotion des intérêts communs de l’humanité. Un secrétariat plus collégial mais constitué librement par le Secrétaire général pourrait se voir reconnaître la mission de coordonner, sous l’autorité du Conseil de sécurité, l’action des Organisations mondiales spécialisées qu’elles soient ou non juridiquement rattachées à l’ONU. La nécessité de cette coordination est généralement reconnue, notamment par ceux qui regrettent les contradictions qui opposent les politiques du Fonds monétaire, de la Banque mondiale, de l’Organisation Mondiale du Commerce, de l’Organisation du Travail ou des organismes en charge du changement climatique.
Europe et politique : la conditionnalité démocratique
Pour ce qui est enfin de la politique, l’expérience européenne est riche d’enseignements dont l’Organisation des Nations unies pourrait tirer le plus grand profit. Les institutions européennes, en premier lieu le Conseil de l’Europe, puis les Communautés, inaugurèrent ce que l’on pourrait appeler la conditionnalité démocratique. On sait le rôle décisif que cette conditionnalité a joué dans l’évolution de nombreux pays vers l’état de droit, la démocratie, le respect des droits fondamentaux. Elle demeure aujourd’hui une garantie précieuse face aux dérives inquiétantes que l’on constate ici ou là.
Contrairement à l’Union européenne, qui fonde sa légitimité à la fois sur les États et sur les citoyens, l’ONU ne connaît en fait que les États. Donner sens à la formule de la Charte « Nous les peuples » consisterait en premier lieu à déterminer un critère d’appartenance à l’Organisation consistant dans l’existence d’un gouvernement représentatif, ce qui ne signifie pas nécessairement un gouvernement démocratique au sens où nous l’entendons, mais d’un gouvernement accepté par la population qu’il administre. En vertu de ce principe, un État incapable de faire régner un minimum de sécurité sur son territoire ou de prévenir la révolte d’une part significative de sa population pourrait se voir privé de son droit de vote, voire de son appartenance à l’Organisation.
L’ONU a été conçue pour régler les conflits entre États souverains. Elle est impuissante face à des conflits internes à ses États membres. Forte du prestige que lui valent ses accomplissements, l’Europe devrait être en mesure de proposer des atténuations au principe de la souveraineté des États et de faire reconnaître, non pas un droit mais un devoir d’ingérence. Il reste à introduire ce devoir dans la Charte en l’assortissant de garanties contre tout abus éventuel. Promouvoir un multilatéralisme des droits humains fondamentaux n’est pas dans l’air du temps et suscitera de vives oppositions. C’est parce que la tâche est difficile qu’il ne faut pas tarder à l’entreprendre et en premier lieu nouer des liens de confiance avec les nombreux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique qui ont accédé récemment à la démocratie et n’ont pas toujours reçu l’appui qu’aurait dû leur mériter cet accomplissement. Quel plus beau programme pour les fédéralistes européens et mondiaux que d’œuvrer à la constitution d’une alliance mondiale Nord-Sud pour les droits humains fondamentaux ?
Suivre les commentaires : |